Éric ALLARD, Grande vie et petite mort du poète fourbe, Cactus Inébranlable, 2021, 70 p., 10 €, ISBN : 978-2-39049-054-8
Éric Allard est une figure discrète mais importante du microcosme littéraire belge : on lui doit une œuvre décalée, dédiée à la forme courte (nouvelles, aphorismes, poésies), au clin d’œil, au doute, au grincement, mais, tout autant, l’animation d’une plateforme littéraire collective, Les belles phrases, offrant une alternative indépendante de haut niveau à la médiation classique mais aussi aux blogs (trop) personnels.
Côté création, les précédentes publications de l’auteur étaient des réussites : La maison des animaux, une fiction enjouée chez Lamiroy en 2020, et Les écrivains nuisent gravement à la littérature, déjà au Cactus Inébranlable, en 2017. Grande vie et petite mort du poète fourbe, on peut le deviner dès le titre, prolonge la séquence ouverte avec ce dernier opuscule et va venir titiller les travers du milieu littéraire. Un liminaire décapant le confirme :
Ces soixante-deux biographèmes ne rendent qu’incomplètement compte de la vaste vie du poète fourbe. Pour ne pas attenter outre mesure à sa mémoire, il ne sera fait ici que peu mention de son œuvre.
« Biographème » ? Le terme « graphème », en linguistique, désigne « la plus petite entité d’un système d’écriture » (Wikipédia), le « biographème » renvoie, quant à lui, à un élément devant figurer dans toute biographie. Il va sans dire que l’auteur s’amuse à brouiller les cartes du sérieux, nous assénant celui-ci comme un épouvantail qu’il n’aura de cesse de déplumer :
Je subodore un écrivain scatophile d’écrire ses romans d’un seul pet.
« Soixante-deux » ? Dès le premier, décomposé en plusieurs cellules (une structuration atomique renvoyant à la formation mathématique/physique de l’auteur ?), le deuxième degré se déploie :
Pendant sa conception, le poète est comme absent de ce qui le concerne au premier chef car il cherche sur son application futurogénique les coordonnées de l’Association des embryons de poètes pour consulter la liste des concours proposés.
Le narcissisme et l’égocentrisme ne sortiront pas indemnes du miroir tendu. Derrière l’humour, un regard sans concession radiographie le créateur :
Plutôt que de construire une œuvre, pour durer plus longtemps, cet auteur donna son nom à un prix littéraire.
Une rubrique récurrente apparaît rapidement, Histoires de dire, un autre ton. Des mini-dialogues enfoncent le clou :
— Quels sont vos auteurs préférés ?
— Ceux qui ont écrit du bien de moi.
— Et leurs textes préférés ?
— Leurs chroniques de mes livres.
— Quel genre d’amour voici donc !
— Intéressé. Le seul qui dure.
Des aphorismes s’insinuent, accrochés à un deuxième feuilleton parcourant l’ouvrage, D’autres vies que la sienne :
Cet auteur de livres creux a fini par trouer son public.
Les jeux sur les mots défilent. Sur les maximes aussi :
Dans la course à la meilleure recension, rien ne sert de courir, il faut chroniquer à point.
Sur le sens, les contextes :
Effroi dans le monde de la science-fiction quand on apprit qu’un auteur de renom n’était pas encore né.
Comme dans les BD de Goscinny, l’humour juxtapose décidément tous les sourires, du jeu spontané sinon potache à la notation subtile, à l’infiltration des références culturelles, un gibier à repérer, saisir au lasso :
J’irai cracher sur vos tongs n’est pas qu’un livre à sandales.
La satire fait mouche et enthousiasme… tant qu’on ne se perçoit pas concerné au premier chef, tant qu’on agglutine les réminiscences et connotations à la carapace du collègue, du voisin, de l’autre. Mais, au-delà de la satire, l’inventivité séduit :
Le secret d’un bon polar onirique ? Un dormeur accusé d’avoir assommé son rêve avec un sommeil de plomb.
Passé un certain cap de lecture, on remarque que Grande vie et petite mort du poète fourbe se métamorphose en journal de bord des humeurs d’Éric Allard. Et on traverse un arc-en-ciel de sentiments. Jusqu’au moment romantique :
Pendant que le poète travaille au rayon fleurs du supermarché de la poésie, il rencontre une poétesse, réassortisseuse au rayon oiseaux. Il a le coup de foudre au rayon orage, il prend sa main au rayon peau de miel et l’embrasse pour la première fois au rayon rouge à lèvres.
Quel singulier objet littéraire que celui-ci ! Des allures de coupe de champagne, tout en pétillements rémois. A savourer rêveusement avant de gagner un salon littéraire, une présentation publique. Pour y guetter, en toute lucidité mais avec un nuage de compassion, la folle sarabande de nos faiblesses, de nos fantasmes, de nos failles. Car ne t’aveugle pas, « ô hypocrite lecteur », le poète fourbe, c’est toi, c’est moi, c’est nous tous, ou presque.
Philippe Remy-Wilkin