Passion posthume

André VERSAILLE, Armande ou le chagrin de Molière, Presses de la cité, 2022, 366 p., 21 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-258-20011-1

versaille armande ou le chagrin de molièreDix-sept février 1699. Voilà vingt-six ans que Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, a quitté Armande Béjart. Seule la mort semble être parvenue à séparer le couple qu’ils ont formé durant de longues années. Leur mariage fut brièvement heureux, le temps que la jeune femme demeure admirative du dramaturge à la notoriété grandissante. Devenue comédienne pour incarner ses personnages et mère pour répondre à ses désirs, elle s’éloigne peu à peu de l’auteur lorsqu’elle réalise qu’elle veut égaler sa célébrité par ses interprétations. Elle se met en quête de reconnaissance dans ses rôles comme dans ses relations extraconjugales. Ils font alors semblant. Molière l’aime et est profondément attaché à elle, il refusera de la quitter. Et ce n’est que quelque temps après la mort de Madeleine, sa propre mère mais aussi la première femme de son époux, qu’Armande réalisera à quel point elle tient à celui qui l’a façonnée sans jamais cesser de l’aimer.

Un matin, peu après Les Fourberies de Scapin, tu m’avais dit ta tristesse de voir que malgré tout ce que tu pensais m’avoir apporté, tu n’étais pas parvenu à te faire aimer de moi. Puis, avec une voix fatiguée, tu as ajouté que j’avais néanmoins été bonne pour toi. Ce fut comme un réveil brutal. Il se fit soudain un profond changement en moi. Comme si je venais de comprendre que je pouvais perdre l’homme qui m’avait formée, qui m’aimait, qui n’avait jamais cessé de m’aimer malgré moi. Je venais de comprendre que tu pouvais mourir, que tu allais m’abandonner. Je me jurai que je serais désormais plus présente à toi.

Mais les jours de Molière sont comptés, la mort de Madeleine annonce, sinon ne précipite, celle du dramaturge.

À présent seule et vieillissante, Armande exprime ses regrets et son amour pour Molière. Par le biais de lettres qu’elle lui écrit presque chaque soir, elle retrace le portrait du grand homme de théâtre, évoque les événements-clés de sa carrière et revient sur les pièces phares de sa production.

Cependant, à travers cette correspondance posthume, Armande exprime également les sentiments contradictoires d’une femme remplie de désirs et d’aspirations qui résonnent aujourd’hui encore : être amante, mère, s’adonner à sa passion et poursuivre sa carrière professionnelle. Car qu’il s’agisse de Madeleine ou d’Armande, les femmes qui gravitent autour de Molière lui permettent avant tout de se consacrer pleinement à son art, au détriment parfois de leurs propres ambitions.  

Dans une lettre à Madeleine que j’ai retrouvée, tu lui avais écrit : « Mon Dieu, comme j’ai été heureux avec toi ! » Oui, tu avais été heureux avec elle, et tu avais, dans sa fille, espéré retrouver une amante et une compagne à la fois. Hélas, pendant deux ans j’ai été ta femme, très peu ton amante, jamais ta compagne. J’ai partagé ton succès mais non pas ton fardeau.

Était-ce au moment de sa mort que je pris enfin totalement conscience qu’elle avait été la femme qui t’avait le plus apporté ? Elle ne fut pas seulement ton initiatrice, ta conseillère, ton accompagnatrice, elle fut la première à percevoir ton génie, jusqu’à le révéler à toi-même. Et parce qu’elle avait décidé de se charger des soucis financiers et pratiques, tu avais pu te consacrer entièrement à ton œuvre et à l’exercice de ton art. Sans elle à tes côtés, serais-tu devenu Molière ?

Avec Armande ou le chagrin de Molière, André Versaille réussit habilement à dresser un portrait original et intimiste de Molière, mais il parvient surtout à donner voix à Armande et, à travers elle, à de nombreuses figures féminines que l’Histoire a préféré laisser dans l’ombre d’un homme illustre.  

Laura Delaye