By jove ! La Marque Jaune, roman

Un coup de cœur du Carnet

Edgard P. JACOBS, La Marque Jaune, 5e couche, coll. « Didascalies », 2022, 124 p., 10 €, ISBN : 978-2-39008-083-1

jacobs la marque jaune la 5e coucheAu rayon littérature française chez votre libraire, l’ouvrage n’attire pas vraiment plus l’attention qu’un autre. Une couverture blanche ornée d’un filet bleu, une typographie alternant le noir pour l’auteur et le bleu nuit pour le titre, tout semble indiquer qu’on a sous les yeux un ouvrage de cette maison bien connue qui publie Jean Echenoz, Pierre Bayard ou Eugène Savitzkaya. La couverture, cartonnée à dos carré, intrigue un peu, mais voilà, un zeste de coquetterie sans doute… Et puis… By jove ! Damned ! Bon sang ! Dès qu’on ouvre la première page, trois phrases bien senties propulsent le lecteur non endormi dans l’atmosphère nocturne du « fog » anglais : « Big Ben vient de sonner une heure du matin. Londres, la gigantesque capitale de l’empire britannique, s’étend, vaste comme une province, sous la pluie qui tombe obstinément depuis la veille. Sur le fond du ciel sombre, la tour de Londres, cœur de la ‘City’, découpe sa dure silhouette médiévale… » Ces quelques lignes, un peu désuètes (où en est aujourd’hui l’empire britannique ?) campent directement l’atmosphère d’un de ces romans qu’aurait pu écrire Agatha Christie, ou, avant elle, Jules Vernes…

On revient illico à la couverture. Et là, bien sûr, s’affiche ce qu’initialement on n’avait pas vu, la « lettre écarlate » d’un autre Edgar qu’Allan Poe : La Marque Jaune, d’Edgard P. Jacobs. Edgard avec un D final, une vraie coquetterie celle-là, voulue par l’un des plus célèbres auteurs de la BD belgo-française, le créateur d’une série devenue mythique du vivant de Jacobs (1904-1987), les aventures du capitaine Francis Blake et du professeur Philip Mortimer. Onze albums signés par Jacobs, le dernier terminé par le fidèle Bob de Moor, des traductions en plusieurs langues européennes (de l’anglais au finnois en passant par l’italien), une adaptation radiophonique (tiens…) dès les années 1950, une série de dessins animés, et même, dans les années 1980, un jeu vidéo. Et puis, après le décès de l’auteur, une invraisemblable histoire de détournement d’héritage et de planches originales. Avec, enfin, le retour des deux héros, toujours bon pied bon œil, dans une suite qui reprend même (forcément) quelques emblématiques personnages de la fameuse Marque Jaune de Jacobs, prépubliée dans le journal Tintin en 1953-1954, puis en album au Lombard deux ans plus tard.

Histoire, récit, narration

Et si, en effet, la Marque Jaune se donnait à lire comme un roman ? C’est l’idée pas saugrenue du tout, que proposent les éditions de La 5e couche. Un hommage en forme de clin d’œil, mais aussi une relecture, dans le sillage critique de la narratologie chère à Gérard Genette, du récit de Jacobs. Autant dire qu’ici, entre histoire, récit et narration, on est servi. L’ouvrage, sous-titré « roman », ne contient en effet que les seuls éléments textuels de Jacobs, présentés sous la forme de didascalies. On y retrouve donc des récitatifs en abondance, des dialogues échangés à toute allure, ou se transformant en monologues explicatifs. Parfois, récitatifs et dialogues rejouent la scène que le lecteur aurait déjà sous les yeux grâce aux cases de la bande dessinée. Sans oublier les bruits de fonds essentiels, onomatopées, coups de feu, chocs accidentels, qui s’alignent en une kyrielle de mots soulignant l’extraordinaire événement qui survient plusieurs fois par page : « Enfin ! Diable ! Je respire ! Misère ! Malédiction ! Tout est paré ! Malheureux ! Qu’avez-vous fait ! Quel train d’enfer ! »

Influences et création

Jacobs, on le sait, travaillait lentement, mais rédigeait minutieusement ses scénarios, d’une écriture très littéraire, ou du moins, celle qui lui était familière. Les livrets d’opéra, les romans d’aventures ou policiers, les récits de science-fiction, ainsi que les études scientifiques sur le fonctionnement psychologique et neurologique du cerveau, ont abondamment nourri son œuvre, tout autant que certains classiques du cinéma (Le cabinet du Dr Caligari, de R. Wiene, 1920, ou bien sûr M le Maudit de F. Lang, en 1931). C’est sans doute ce qui fait également l’intérêt de cette édition « littéraire » de La Marque Jaune. Mais elle souligne aussi – comme récemment François Rivière et Benoit Mouchard l’ont explicité dans Edgard P. Jacobs, un pacte avec Blake et Mortimer (Impressions nouvelles, 2021) –, le côté « old school », vieillot et souvent redondant de l’écriture jacobsienne… que le dessinateur talentueux, inventif et inspiré qu’était Jacobs a largement réussi à surpasser.

Alain Delaunois

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