Jean-Luc RENARD, Testostérone, Murmure des Soirs, 2022, 216 p., 20 €, ISBN : 9782930657783
Le mariage peut être une cage dorée. Tel est le constat d’Eva et Iris, les deux protagonistes de Testostérone, de Jean-Luc Renard, roman dont le titre reflète bien la domination, l’oppression, voire la violence qui animent certains mâles.
Le roman démarre sur une scène ô combien familiale. Deux adolescents, Charline et Gilles, ont poussé leur mère Eva Wagner, narratrice du livre, à passer la nuit à la belle étoile pour leur permettre d’envahir la maison avec des amis et de festoyer. La maman se retrouve face à un champ de batailles, tandis que son mari a déserté les lieux au chevet de sa mère Rosa, agonisante. Une belle-mère au foyer, pédante, moralisante, qui n’a jamais vu l’arrivée d’Eva au bras de son fils d’un bon œil. Jacques, le mari, se veut lui l’incarnation de la réussite, de l’ego consumens. Rien n’est assez beau à ses yeux pour visibiliser ses succès, y compris extraconjugaux. Lors de cette nuit inaugurale à la belle étoile, Eva est confrontée à l’heure des constats et bilans sur l’existence qu’elle a menée jusqu’à présent, coincée qu’elle est dans un monde de conventions, d’obligations maternelles et conjugales, de faire-valoir des autres, quitte à sacrifier ses valeurs et ses envies personnelles. Ces constats, elle les énumère sans complaisance à son égard :
Ainsi l’existence de Jacques s’étalait au rythme de la recherche frénétique du plaisir et de la satisfaction gloutonne de son système de récompense (…) J’avais la pleine conscience d’être une pièce centrale de l’axe de ses désirs, en ma qualité d’individu femelle de l’espèce sapiens du genre homo et de lui avoir permis de satisfaire un de ses besoins premiers, celui d’assouvir son appétit sexuel et d’assurer en même temps la transmission de son génotype. Que j’assume avec bonne volonté mon rôle d’épouse et de mère et la chaîne du plaisir pouvait se poursuivre au travers de multiples sources de satisfaction qu’offre la vie dans les sociétés humaines modernes, la quête de domination, du meilleur statut, du meilleur rang, du plus bel objet et des plus grandes quantités. (…)
Le premier quart du roman se consacre à cette analyse sociologique et psychologique du contexte familial d’Eva. L’auteur excelle dans ces descriptions et prête à sa narratrice un sens indéniable de la formule, comme lorsqu’elle croque le portrait de son mari : « J’avais à mes côtés, sous la couette, un garçon jadis ambitieux, séducteur et beau parleur, devenu sûr de lui, prétentieux et donneur de leçons. Fier de sa carrière, de sa réussite, de son sex appeal, de sa petite famille, de son standing. Consommateur compulsif, il résistait difficilement aux sirènes du bien-être, aux appels des modes, à l’ostentation de sa modernité, à l’exhibition de son rang et de sa prospérité ». Et les constats se poursuivent avec la même plume affûtée.
Le récit est également entrelardé de textes en italiques, datés, dont on comprend qu’ils sont extraits du journal intime d’Eva. Ils permettent également de situer le roman entre les années 2011 et 2019, inscrivant clairement l’histoire dans notre époque.
Jusqu’au jour où Eva, bibliothécaire, fait la connaissance d’Iris Branco, une nouvelle volontaire qui aide le personnel dans ses tâches. La nouvelle recrue intrigue et fascine la narratrice, mais s’absente subitement, sans explication, durant cinq jours. N’y tenant plus, Eva se rend chez elle, force quasiment son intimité, veut en savoir plus. Iris oscille entre mutisme, colère et lui livre finalement les pages d’un journal intime. Eva y trouve des débuts d’explication aux fêlures qui traversent Iris. Au gré de leurs confidences et de leurs rapprochements, d’abord timides, puis de plus en plus sensuels, Eva découvre le désastre qu’a été le mariage d’Iris et les menaces que son mari fait planer sur elle.
Alors que l’on s’attendrait à voir se développer la complicité naissante entre les deux femmes, une sororité face à l’adversité d’un mariage raté, voire une passion libératrice, l’auteur réserve à son lecteur un nouveau retournement de situation, un événement aussi violent qu’inattendu que nous ne divulgâcherons pas ici. La suite du roman se poursuivra à travers le journal intime d’Iris Branco dont nous découvrons tous les aléas de l’existence, qu’elle qualifie de « griffes du monde » autour d’elle, son mariage improbable avec Stéphane, leurs distances sociales, l’ennui d’une vie rangée qui s’abat sur elle, mais aussi les efforts qu’elle mène pour se libérer de ce vide existentiel : ses cours de français avec un professeur privé, sa découverte de la littérature et de la musique, sa vie comme ardoisière puis comme vendeuse pour s’autonomiser. À cette lecture, Eva entame elle aussi un parcours de libération, même si elle s’interroge continûment, habitée par cette question qui lui scarifie les neurones : « peut-on vivre libre tant qu’un seul être n’y consent pas ? »
Curieusement, alors que le titre est minimaliste avec ce seul mot de Testostérone, que ce soit Eva lorsqu’elle s’exprime en je tantôt sous la plume de l’auteur, tantôt dans son journal intime, ou Iris dans ses propres confidences couchées elles aussi sur le papier, l’une et l’autre usent régulièrement de phrases à rallonges alourdies d’énumérations, comme si leurs destinées communes de femmes piégées dans le mariage les avaient dotées d’un langage identique.
Michel Torrekens