La vieille dame qui murmurait à l’oreille des marginalisés

Un coup de cœur du Carnet

Yves NAMUR, Nadine VANWELKENHUYZEN, Hélène CARRERE D’ENCAUSSE, David BONGARD, Danielle BAJOMEE, Jean Claude BOLOGNE et S.A.R. Laurent DE BELGIQUE, Centenaire de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1920-2020, Textes des discours prononcés lors de la séance solennelle du 16 octobre 2021, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2022, 81 p., 10 €, ISBN : 978-2-8032-0065-8

centenaire de l'academie royale de langue et de litterature francaises de belgiqueQu’appréhende-t-on face à des textes prononcés lors d’une cérémonie commémorative ? Du pesant, de l’obséquieux et du byzantin. Or… L’objet-livre, déjà, prédispose en faveur des contenus. Mise en abyme ? Une belle mise en page mais un format réduit, un cahier photographique en guise de témoignage mais une sobriété à mille coudées du livre d’art, etc. Quant aux textes… Passées quelques formules de politesse, ils sont fluides et justes, teintés de second degré et d’empathie. Ils se complètent surtout harmonieusement pour nous offrir une vision synthétique de ce qu’est, de ce qu’a été, de ce que devrait être à l’avenir l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

Yves Namur, le Secrétaire perpétuel de l’ARLLFB, étonne dès l’abord. On fête une vieille dame (bien jeune face aux quatre siècles de sa consœur française) née en 1920 ? À dire le vrai, il existait déjà une Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, surnommée la Thérésienne, et ce depuis… 1772. Très (trop) sérieuse, repaire de savants et d’érudits, elle barrait son accès aux créateurs de fiction, ces farfelus. En clair ? Durant les années les plus riches de notre histoire littéraire, pas de fauteuil pour les Lemonnier, Verhaeren ou Rodenbach ! Et donc ? Il a fallu des figures éclairées et dynamiques pour réussir à implanter une classe nouvelle au sein de la structure ancienne. Des écrivains (les Jeune-Belgique Max Waller, Albert Giraud, Maurice Maeterlinck, etc.), un ministre des Sciences et des Arts (Jules Destrée), un député de Frameries (Louis Piérard). Et ainsi naquit enfin une ARLLFB ouverte et progressiste, où les écrivains côtoieraient des philologues, conjuguant ensemble l’aval et l’amont d’une langue.

Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel (au masculin !) de l’Académie française, insiste sur « l’aspect prospectif » des Belges. Les deux académies partagent certes la même vocation, « porter la langue française », qui n’est plus universelle mais suscite encore « un attrait quasi universel », ou comptent chacune autant de membres (quarante), mais la nôtre s’est avérée en avance sur son temps… et sa collègue. L’une accueille Anna de Noailles dès 1921 (et ensuite Marie Gevers, Suzanne Lilar, Françoise Mallet-Joris, etc.), l’autre attendra 1980 pour intégrer Marguerite Yourcenar. Un féminisme revendiqué par Jules Destrée, cité par Yves Namur :

(…) les femmes de lettres ont donné trop d’incontestables preuves de leur talent (…).

Madame Carrère d’Encausse enfonce le clou :

La francophonie, c’est ici qu’elle a pris corps.

Et de noter que notre académie a compté des Français, des Suisses, des Canadiens, des Roumains, etc.

David Bongard, représentant de l’Organisation internationale de la Francophonie auprès de l’union européenne, précise la réalité de notre communauté linguistique : 300 millions de locuteurs répartis dans 88 États et 5 continents.

Des femmes et des hommes, des Belges et des étrangers, des écrivains et des philologues ? Très bien ! Mais qui sont-ils, sinon, ces académiciens ? Nadine Vanwelkenhuyzen, la directrice générale adjointe du Service général des lettres et du livre, répond en citant elle aussi Jules Destrée :

(…) les personnalités qui, par leurs travaux, leurs écrits, leurs discours, ont contribué de la façon la plus éminente à l’illustration de la langue française, soit en étudiant ses origines et son évolution, soit en publiant dans cette langue des ouvrages d’imagination ou de critique.

Des mots creux ? Non, si l’on entend Danielle Bajomée, membre philologue de l’ARLLFB :

(…) l’Académie belge n’admit pas, afin de faire sauter la camisole de l’hypocrisie mondaine, les candidatures, les académiciens étant recrutés par cooptation.

Cette spécificité structurelle favorise l’indépendance, l’intégrité. Et amène la qualité ou la représentativité. Il n’est qu’à lire les noms des actuels académiciens : Véronique Bergen et Luc Dellisse, Armel Job et Paul Emond, Jean-Philippe Toussaint et Amélie Nothomb, etc.

Ce qui ne veut pas dire qu’entrer à l’Académie consacre un immortel. Et Danielle Bajomée, humble et piquante, d’asséner une citation de George Sand :

En aucun temps la France (NDLR : ou la Belgique) n’a produit à la fois quarante génies de haut vol et, dans tous les temps, quelques-uns de ces esprits de premier ordre ont mieux aimé se tenir à l’écart et conserver une entière indépendance (…). 

Jean Claude Bologne, membre littéraire de l’institution, poursuit la veine salutaire du contrepoint et s’amuse d’un anniversaire décalé pour cause de Covid :

La peste soit donc des nombres ronds. Une académie de cent ans eût été un peu trop académique pour être célébrée. 

Pour terminer en beauté ? Le prince Laurent se fend d’une déclaration d’amour pour l’institution, les réflexions et préoccupations qui l’animent. Tout en insistant sur la nécessité d’une incarnation extra muros, d’une synergie avec les acteurs de l’éducation. Car la lecture, à l’heure des écrans, n’a jamais été aussi nécessaire, de l’obtention d’un emploi de qualité à la lutte contre la xénophobie. Mais l’engagement social de l’institution est à l’œuvre. Yves Namur ne rappelait-il pas la féminisation des noms de métiers et de fonctions, une volonté plus générale de se frotter aux « sujets qui préoccupent », quitte à s’opposer à « l’avis de nos gouvernants » ?

Le final princier est lumineux ! La langue est la porte d’entrée du monde !

Ajoutons une émotion en guise de post-scriptum. Plusieurs membres de l’ARLLFB ont évoqué le regretté Jacques De Decker. Ce dernier, qui a si bien représenté une vieille dame alerte et généreuse, avait démissionné de son poste de Secrétaire perpétuel à la fin 2019 pour se consacrer à la préparation de la commémoration, sensible à une convergence, un signe : il allait lui-même atteindre les septante-cinq ans. Un vilain virus, un certain 12 avril 2020, en décida autrement.

Philippe Remy-Wilkin

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