Il n’est pas interdit de fuir

Manon TERWAGNE, Emprise, Ker, 2022, 142 p., 12 € / ePub : 5,99 €, ISBN : 978-87586-313-3

terwagne empriseAvec Emprise, Manon Terwagne signe son premier roman. Elle a 21 ans et vient de remporter le prix Laure Nobels 2022.

Le prix Laure Nobels

Ce prix est remis chaque année par la fondation du même nom à de jeunes auteur.ices (15-19 et 20-24 ans). Il a pour objectif de « financer et soutenir la publication et la promotion d’œuvres littéraires en français ».

La fondation Laure Nobels a été créée par Isabelle Blockmans et Claude Nobels suite au décès leur fille, Laure, assassinée à l’âge de 16 ans par son compagnon. Laure rêvait d’être autrice. Elle avait écrit un roman et trois nouvelles à l’origine de la première publication de la fondation : Tommy.

Emprise – l’histoire

Joséphine vit avec son mari médecin et ses deux jeunes enfants dans une vaste maison en bordure de forêt. Pourtant, quand l’annonce du confinement tombe le 17 mars 2020, elle ne se réjouit pas à l’idée d’arpenter les bois dans de longues balades. Non. Ses oreilles se mettent plutôt à bourdonner, sa vue à se troubler. Joséphine doit même s’asseoir pour ne pas flancher parce qu’elle sait que l’enjeu de son confinement ne sera pas d’apprendre à faire du pain. Son enjeu à elle, ce sera de survivre. Et de sauver ses deux enfants. Parce que Joséphine est victime de violences conjugales.

Une grande partie du récit a beau se dérouler juste avant et pendant le confinement, l’histoire ne commence pas pour autant en 2020. Manon Terwagne fait d’abord se succéder de très brefs chapitres situés en amont de la vie de Joséphine (24 avril 2014, 28 mai 2014, décembre 2015, Juillet 2016, 13 septembre 2017), comme autant de flash-backs qui permettent de la suivre au plus près. Le choix de l’autrice d’écrire ce récit en « je » renforce aussi cette sensation de suivre l’héroïne de l’intérieur. Tout cela permet au lecteur de voir comment les choses s’installent petit à petit. Comme des instantanés dans la vie de cette femme à qui son mari impose les tenues (on repense ici à la campagne de sensibilisation aux violences conjugales mise en place en 2011 par la Fédération Wallonie-Bruxelles et intitulée Fred et Marie), les amis ou plutôt l’absence d’amis. Une vie qui devient bien vite une vie loin de la famille, l’emploi. Une vie isolée dans une maison envahie de caméras. Une vie confinée bien avant le confinement où les coups pleuvent autant que le fond de teint peut les camoufler.

Dans Emprise on voit la fiction à l’œuvre en ce qu’elle permet (entre autres choses) de sonder quelles pourraient bien être les constructions mentales échafaudées pour tenir le coup.

« – Tu n’es rien sans moi. Répète.
– Je ne suis rien sans toi.
– C’est bien. Va me préparer un café, j’ai envie de me détendre.
Je m’éloigne et me dirige vers la cuisine comme un automate. Au dernier moment, je fais demi-tour et le prends dans mes bras. Je cale ma tête sous son menton. C’est vrai que je ne suis rien sans lui. Heureusement qu’il me le répète, car j’ai une fâcheuse tendance à l’oublier. Il gère notre vie de famille, les comptes, la maison, ma vie sociale. Je ne sais plus rien faire sans son aide. Il est mon tout, mon idéal ».

« Ce n’est pourtant pas le moment de craquer. Je dois rester forte pour mes enfants. Ils ont besoin de leur mère plus que tout, d’une battante. Je peux tout affronter. Je le dois ».

Emprise est glaçant. Et ce, même si l’on sait tout de suite à quel genre de récit on a affaire. À moins que ce soit précisément cela qui terrifie. Parce qu’on sait que ce n’est pas une fiction. Pas pour tout le monde.

Avec Emprise, Manon Terwagne donne à voir de l’intérieur la mécanique des violences conjugales et intra-familiales. Ses montées en puissance, ses descentes aux enfers. L’autrice parvient à ce que l’on se demande, page après page, jusqu’où ça va aller. Si Joséphine survivra. Si, au bout, elle s’autorisera à fuir. Elle. Et toutes les autres à la place de qui on se met. Le temps d’Emprise.

Amélie Dewez