Samuel HERZFELD, Jürgen Löwenstein. Destin d’un enfant juif de Berlin, Préface de Marianne Sluszny, Jourdan, 2022, 140 p., 14,90 €, ISBN : 9782874667152
À l’heure où les derniers témoins directs de la Shoah disparaissent, l’essai de Samuel Herzfeld délivre une voix qui s’est longtemps tue, celle de Jürgen Löwenstein né en 1925 à Berlin, qui revint des camps de la mort, qui réchappa de lieux d’où nul n’était censé revenir et s’installa en Israël. Il ne s’agit jamais d’un témoignage « de plus » d’un survivant d’Auschwitz mais toujours d’un ultime geste de transmission d’une entreprise de mort planifiée par un régime. Remarquablement préfacé par Marianne Sluszny, Jürgen Löwenstein. Destin d’un enfant juif de Berlin est l’histoire d’une rencontre intergénérationnelle entre Samuel Herzfeld et un homme âgé, « un mémorial vivant », rencontré à Tel-Aviv. C’est au silence autour de la Shoah qui marque son histoire familiale que l’auteur s’affronte, c’est ce mutisme qu’il lève en recueillant les propos d’un survivant qui a connu la fin de la République de Weimar, la montée du nazisme, la passivité complice des nations qui ont laissé faire les planificateurs de l’extermination. A l’instar des Stolpersteine, des pavés de la mémoire, toute voix de rescapé qui s’élève rappelle inlassablement au monde les millions de victimes juives, tsiganes… Pour ceux et celles qui se sont tues à jamais, pour les générations présentes et futures, Jürgen Löwenstein parle, au nom des disparus, pour secouer les consciences, l’oubli, les cendres, pour rappeler que l’Homme, et non une idée de l’Homme, est mort à Auschwitz.
Ce récit recueilli peu avant la mort de Jürgen Löwenstein nous délivre le regard, le vécu tragique d’un enfant juif observant les signes de la catastrophe qui s’apprête à s’abattre sur son peuple. La mémoire remonte le cours du temps, se souvient de l’autodafé de plus de vingt-cinq mille ouvrages interdits par les nazis en mai 1933 à Berlin, des lois de Nuremberg de 1935, de la mise en place de mesures persécutoires contre les Juifs. Il évoque les prodromes, les mécanismes, les rouages du génocide, la haine raciale, la Realpolitik d’un monde qui laissa faire l’innommable, le désastre et le scandale de la conférence d’Évian en 1938, au terme de laquelle aucun pays n’accepta d’accueillir la totalité ou une partie des six cent mille Juifs d’Allemagne et d’Autriche. En 1938, le monde a fermé les yeux, a refusé l’émigration des Juifs à une époque où les nazis étaient ouverts à cette perspective.
Évian a sans doute contribué au changement fondamental dans l’attitude des nazis envers les Juifs : la volonté de les chasser du Reich s’est transformée en mise en place d’une politique d’extermination. Dans les mois qui ont suivi, la répression s’est intensifiée jusqu’au crime de masse.
Âgé de treize ans en 1938, après la Nuit de Cristal, face à la spirale des persécutions quotidiennes, Jürgen Löwenstein sait qu’il doit quitter l’Allemagne, même sans ses parents. Embrassant la cause sioniste, l’idéal d’un retour à la Terre sainte, il rejoint un mouvement sioniste et socialiste, un camp pour jeunes désireux d’émigrer en Palestine. Début 1942, le jeune homme et ses camarades sont emprisonnés dans un camp de travail. Lorsqu’en mars 1943, ils sont déportés, nul d’entre eux ne devine la destination ni la réalité de l’extermination qui les attend à Auschwitz. Jeunesse, succession de chances, réflexes de survie, force mentale, lueur de l’espoir qui prend la forme d’Eretz Israël, solidarité entre les membres du mouvement sionistes… survivant à Auschwitz, aux marches de la mort lorsque l’Armée rouge et les Américains approchent, libéré, Jürgen traverse le chaos de l’après-guerre, reconstruit une vie après l’anéantissement, s’installe dans un kibboutz en Israël.
Appuyé sur le carcan idéologique de la « race des seigneurs », de l’« espace vital », de l’antisémitisme, un régime totalitaire a embrigadé ses citoyens pour anéantir les « sous-hommes », les peuples « inférieurs ». Ce récit à deux mains nous appelle à la vigilance, à la lucidité, nous donne des armes pour combattre les regains d’antisémitisme, les poussées de xénophobie, les poisons vénéneux de la haine et de l’indifférence que le monde sécrète. Il nous alerte sur les machines de mort, les pulsions de destruction qui s’en prennent aux humains, mais aussi aux non-humains massacrés, exterminés dans un silence assourdissant. La faillite de l’humanité, le silence de l’Église n’ont pas miné la confiance du survivant dans les ressources de liberté, dans les puissances de solidarité que détiennent les humains. Telle est la victoire qu’il nous tend, une victoire sur l’appétit de mort. Un legs, un pari, un devoir, un désir.
Véronique Bergen