Christian Dotremont et Régine Raufast, « jockey du vent »

Un coup de cœur du Carnet

Christian DOTREMONT, La reine des murs suivi de Lettres de Christian Dotremont à Régine Raufast, Illustrations de Pierre Alechinsky, Postface de Stéphane Massonet, Fata Morgana, 2022, 88 p., 15 €, ISBN : 978-2-37792-117-1

dotremont la reine des mursLes éditions Fata Morgana nous donnent à lire ou à redécouvrir une pépite poétique et amoureuse sculptée par Christian Dotremont au début des années 1940. Alors qu’âgé de dix-neuf ans, il gagne Paris afin de rejoindre les surréalistes, il fait en 1941 la rencontre fracassante de la poétesse Régine Raufast qui deviendra sa « Nadja ». L’amour incandescent, illimité, explosif a pour nom Régine, à l’époque amante de Raoul Ubac, qu’il fréquentera durant deux ans sous la lumière du paroxysme. Dans le poème La reine des murs, tout n’est qu’élan, vibrations d’un feu intérieur plus âpre que celui courtisé par Breton. Davantage qu’une muse inspiratrice, la jeune femme est une révélation existentielle, l’incarnation d’un amour impossible placé sous la magie du chiffre 23. « Je l’ai rencontrée le 23 avril 1941, à 5 heures, je l’ai quittée le 23 mars 1943, à 5 heures : 23 mois avaient passé. C’est à cause d’elle que je ne fais plus de poésies » écrit-il après le suicide en 1946 de celle qu’il surnommait, entre autres dénominations saisissantes, la reine des murs.

Illustré par les lithographies d’Alechinsky, le poème La reine des murs précède les lettres que Dotremont adressa à celle qui l’a ensorcelée. Nous sommes à Paris, à l’heure de l’Occupation, avant Cobra, bien avant la Laponie et les logogrammes. Pourtant, en germe, nous sentons les logogrammes de l’amour fou, les recherches esthétiques, l’union indissoluble entre le poétique et l’état amoureux. Les écarts avec le surréalisme ponctuent ce que Stéphane Massonet nomme à juste titre l’une « des plus belles correspondances d’amour du XXème siècle ». Des échanges épistolaires dans des zones de surfusion dont on aimerait connaître les lettres rédigées par Régine Raufast. Dans le ballet des fabuleux surnoms dont il la pare (Oleossoonne, Impérine, Jockey du vent, Chromatique, Amessaanne, neigine noire…), on entend parfois les réalités qu’elle préfigure (la neigine noire annonçant la neige blanche de Laponie), on capte l’éternité d’une femme aimée qui donna lieu aux textes les plus magnétiques de Dotremont, aux ouragans sensoriels de La reine des murs, d’Olessoonne ou le moment spéculatif, d’À l’Ouest.    

de je l’aime en je l’aime
mon malheur va
un malheur signé Régine est
garanti pour longtemps
un longtemps signé Régine est garanti
pour toujours
aux cheveux de tempête de neige
aux cheveux de fils de téléphone pour dire
je l’aime et je l’aime
les deux pieds de mon malheur qui ne boîte pas hélas
et qui marche sans fatigue
se nourrissant de je l’aime et je l’aime
Régine aux cheveux de longitudes
et de latitudes de fuseaux horaires 

Dotremont rend aux mots la puissance sauvage qui n’entre dans aucun moule ; les plus éculés « je t’aime », il les trempe dans l’intensité cavalcadante d’une quête éperdue où l’état de voyance est procuré par l’amour. Nudité des sensations, expansion de Régine dans le tout de la réalité dès lors qu’elle occupe tout l’espace mental, physique du jeune poète, projet d’écrire Impérine, un texte tout entier consacré à Régine Raufast, qui serait la version Dotremont du Nadja de Breton, hurlements de la douleur, du désespoir face à la dérobade de la jeune femme éprise de Raoul Ubac… Après sa mort, la poétesse surréaliste, l’égérie du groupe La main à plume (groupe surréaliste clandestin dans la France occupée, dont le nom est tiré d’un vers de Rimbaud) ne cessera de hanter, de peupler Dotremont, à jamais « cloué au 23 », à jamais transi par une passion immortelle pour la « jockey du vent » avec qui il poursuit un dialogue. La vérité de la réalité a pour noms « abrupte fable », expérience de la perte de soi et des retrouvailles, creusement d’une voie rimbaldienne que Dotremont étirera dans le sens d’un rapprochement entre l’écriture et le dessin. Femme-énigme, miroir du mystère de l’existence, figure féminine qui condense le Graal de l’amour, qui, en sa présence-absence, se voit convertie en écriture, en passeuse de (sur-)réalités, R. Raufast induira par sa mort un changement radical dans le rapport que le poète entretient avec le mouvement surréaliste. La disparition de l’aimée entraîne une rupture avec l’avant-garde artistique dont elle était le soleil aussi obscur qu’incandescent.

Je vous aime : j’ai les clefs du festin, du mystère, de l’invisible, des nuits. Rien au monde, rien au temps, rien ne peut faire désormais que ces trois mots deviennent seulement des mots. Je plante ce je-vous-aime comme la foudre se plante sur un arbre. Que peut l’arbre ? Et la foudre c’est moi, et la foudre c’est vous, vous êtes un arbre de foudre.

Véronique Bergen

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