Proust mis à nu par ses illustrateurs, même

Jan BAETENS, Illustrer Proust. Histoire d’un défi, Impressions nouvelles, 2022, 240 p., 24 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782874499777

baetens illustrer proust histoire d'un défiEn cette année 2022 qui célèbre le centenaire de la mort de Marcel Proust, Jan Baetens rend un hommage de biais à l’auteur d’À la recherche du temps perdu, en interrogeant cet interdit implicite qui veut qu’« [o]n n’illustre pas Proust ». L’abondance des illustrations qui forment le corpus d’étude du livre de Jan Baetens semble contredire la censure tacite mais force est de reconnaître, avec l’auteur d’Illustrer Proust, qu’il devenait urgent de se confronter à l’Histoire d’un défi, ainsi que le précise le sous-titre de l’ouvrage.

Ce défi découle de deux facteurs : la place problématique de l’illustration dans le champ littéraire et le style de l’écrivain français, qui « ne cesse de faire image » lui-même. Il est vrai qu’il existe une tradition, dans le champ littéraire (surtout français, d’ailleurs), de « secondarité du volet iconique », auquel l’on prête la fonction de favoriser la lisibilité du texte mais aussi, potentiellement, d’amoindrir sa « primauté ». Contrairement à Flaubert, qui récusait à l’avance toute tentative d’illustration de ses textes, Proust éprouvait un intérêt sincère et passionné pour l’image, au point de recourir aux illustrations de Madeleine Lemaire pour orner sa première publication en volume, Les plaisirs et les jours. Néanmoins, le projet fleuve qui occupera l’écrivain jusqu’à son décès, reposant intégralement sur sa puissance évocatrice et la force de son style, ne souffrira pas la représentation iconique : « L’inclusion d’images aurait risqué de simplifier à outrance la poétique de suggestion de la Recherche ». Proust décidera d’ailleurs, lors de la réédition des Plaisirs et les jours, de supprimer la béquille anachronique des illustrations : son œuvre prend une autre tournure, entée sur une perspective autotélique de la littérature. De surcroît, comme Baetens le rappelle à plusieurs reprises, l’éducation artistique qui est au cœur du roman consiste précisément en un affranchissement des modèles comme de l’ascendant que peuvent exercer d’autres arts sur la littérature.

Résolument, le canon qui va présider aux destinées imagières de la Recherche se fixe dès 1923 : « la meilleure façon d’illustrer la Recherche est de montrer Proust lui-même, dont l’être biographique se confond peu à peu avec l’écriture ». Partant, « toute représentation de l’homme peut être utilisée pour illustrer l’œuvre ». De cette façon se comble l’espace qui sépare l’homme de l’œuvre, mais à rebours de ce que le lecteur lambda a l’habitude de pratiquer : c’est donc plutôt une époque qu’on évoque, tout ce qui a pu servir de référence à l’écrivain, lui-même bien intégré dans les cercles mondains de la Belle Époque. Mais plus encore, c’est à cette vie consacrée à l’écriture que s’attachent les illustrations : les manuscrits du texte de la Recherche (le chapitre consacré à « La guerre des couvertures » est passionnant, en particulier celles de Pierre Faucheux, qui ont orné la première édition en Livre de poche, dans les années 1970), les manies de l’écrivain (sa précision d’horloger, comme dans la caricature de Gus Bofa ; son habitude de sursaturer le texte manuscrit, comme dans l’interprétation qu’en donne le plasticien Sépànd Danesh), etc. L’illustration de la Recherche consiste donc le plus souvent en une évocation du « monde de Marcel Proust », pour paraphraser le titre du livre fondateur de Pierre Abraham, que Baetens analyse avec grand intérêt. Si la vision du rapport entre l’œuvre et l’écrivain que défend Proust dans son Contre Sainte-Beuve a ouvert une voie qu’ont essayé d’emprunter certains de ses illustrateurs, l’on constate tout de même que la perspective beuvienne a encore de beaux jours devant elle…

Passent ainsi au tamis de l’analyse de Jan Baetens les ouvrages biographiques, anthologiques, les rééditions de luxe comme de poche, la bande dessinée, les livres d’artiste qui se réclament de Proust ou le posent en sujet de création. Chaque chapitre d’Illustrer Proust se charge d’aborder une question spécifique de support (la couverture, l’édition bibliophile, l’anthologie documentaire, le beau livre, etc.), en essayant de tracer le destin de Proust au prisme de l’image. Le chapitre sur « Le retour de la photographie » s’avère à cet égard l’un des plus foisonnants du livre. À travers le cas singulier de Proust, c’est en effet toute l’histoire de l’édition et de l’illustration littéraires que Baetens met en jeu. Proust n’est pas un prétexte mais un cas si extrême qu’il invite et légitime la théorie à s’en saisir. La conclusion se livre, en ce sens, limpide : « Les illustrations, qui sont faites pour mettre en valeur une écriture, restent finalement toujours en marge de l’écrit, à tel point que tôt ou tard elles finissent par être vues comme des créations indépendantes – et plus on affirme qu’on n’illustre pas Proust, plus on suggère que les images produites peuvent bénéficier d’une autonomie certaine ».

Sur le plan du fond, l’essai est magistral, au point où on aurait aimé en lire davantage, comme s’il appelait de ses vœux d’autres études, d’autres approches. Ainsi, l’on reste un peu sur sa faim quant à l’articulation de certaines illustrations avec le texte même de la Recherche : j’aurais aimé savoir si les aquarelles de Kees Van Dongen, les ornements de Pierre Alechinsky ou les dessins d’André Brasilier se rapportent précisément à un lieu textuel ou à un moment défini du récit… Je me prends à songer que la scène de la madeleine, celle des pavés disjoints de la cour des Guermantes, si emblématiques du roman fleuve, n’ont jamais trouvé d’accès à l’image, alors que des scènes mondaines trouvent plus aisément une figuration… Je me prends à réfléchir sur la valeur d’authenticité du support photographique, que le cliché soit documentaire, privé ou artistique, dans son rapport à la fiction et aux clefs d’interprétation référentielle dont les proustiens ont beaucoup glosé. C’est là la moindre des qualités d’Illustrer Proust : ce livre invite à aller au-delà de lui-même et Jan Baetens en est tout à fait conscient, lui qui suggère, avec beaucoup de modestie, qu’une entreprise collective devrait prendre le relais de ce premier jalon.

Sur le plan de la forme, à l’exception d’innocentes coquilles (dont l’une qui prête un siècle de vie à Reynaldo Hahn, p. 41), il faut souligner l’extraordinaire travail de reproduction et d’impression : les images, essentielles dans ce genre d’ouvrage, sont d’une qualité remarquable, tout en étant offertes in texto, afin de servir le texte de l’essai plutôt que de simplement l’illustrer. À cet égard, il convient de noter la place singulière qu’occupent Les Impressions nouvelles tant en matière d’essais qu’en matière de beaux livres, l’un et l’autre pouvant ne faire qu’un, à l’image de ce dernier opus signé Jan Baetens.

Christophe Meurée

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