Vinciane DESPRET, Les morts à l’œuvre, Empêcheurs de penser en rond, 2023, 176 p., 20,50 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782359252439
Prolongeant les questionnements posés dans Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent (La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2015), Vinciane Despret consacre son nouvel essai à la mise en récit de cinq histoires qui témoignent de la manière dont les morts font agir les vivants. Le « comment raconter ? » des vies interrompues, des existences précipitées dans la mort fait partie intégrante d’un dispositif de pensée qui révolutionne et conteste les antiennes de la notion cardinale de travail de deuil dans l’Occident contemporain. La pensée thérapeutique et économique d’un deuil que l’on doit travailler, perlaborer afin de regagner le rivage de la vie, de se détacher de l’abîme laissé par l’absent fait place à une pensée des relations entre ceux qui restent et ceux qui sont encore là tout en n’étant plus à nos côtés. La singularité des réflexions provient ici du protocole d’expérimentation artistique qui relie les cinq histoires : les intervenants, les citoyens de chacun de ces cinq récits de décès ont fait appel au collectif des Nouveaux Commanditaires créé par François Hers en 1990, un collectif qui attribue la création d’une œuvre plastique, musicale, littéraire, théâtrale, architecturale… à un artiste contemporain chargé de réaliser un « monument de sensations » (Deleuze) permettant de rendre présents celles et ceux qui ont été fauchés par la Camarde.
Transversal aux rites funéraires officiels, inventant un espace commun dans lequel l’œuvre d’art joue le rôle de médiateur, d’intercesseur, la forme artistique opère une double représentation des morts, une représentation esthétique d’une part, une représentation politique, cosmopolitique d’autre part. Ouverte à la représentation d’autres types d’existants — les trépassés, les animaux, les entités naturelles… —, la pratique de la démocratie, la mise en œuvre d’un Parlement des choses (Bruno Latour) permet de rendre les morts présents dans le cours actuel des choses et de faire entendre leurs combats. Si l’œuvre est commandée par les vivants pour leurs morts, elle est également soufflée par ceux qui ont quitté récemment ou non la scène du monde.
Par la grâce du protocole, véritable intercesseur, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde, non seulement en aidant les vivants à « faire avec ce monde » mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre. Ce sont ces morts que j’ai appelés « ceux qui insistent».
Si l’on demeure dans le geste symbolique et pratique de la mémoire, de préserver les morts de la deuxième mort scellée par l’oubli de leur souvenir, la persistance d’une vie des défunts dans un espace construit par l’œuvre va bien au-delà du travail mémoriel ou de l’impératif de commémoration. La fabrique d’une mémoire vive, au présent, activée dans le maintenant permet de pouvoir honorer les promesses que les morts n’ont pu réaliser, de construire des liens, des alliances entre vivants et morts, d’écouter la manière dont les disparus interpellent les proches, se manifestent aux survivants, à ceux et celles qui sont chargés de faire entendre la voix des absents.
« J’avais constaté que, dans nombre de ces enquêtes initiées par les endeuillés, allait souvent surgir, comme une question cruciale, la question de la place qu’il fallait donner à celui ou celle qui est parti ». Construction d’un bien commun qui, par délégation, donne la parole à des êtres qui ne l’ont plus, enjeux culturels et philosophiques de la question de la fabulation, de l’héritage, du legs spirituel, politique, existentiel laissé par les tribus de défunts… Les morts à l’œuvre redéfinit les échanges féconds avec des morts qui vivent une existence posthume, et qui, interférant avec un monde qui a continué d’être le leur, donnent à entendre leurs subjectivations agissantes, leurs puissances actantielles.
Une tout autre configuration des places se dessine, sans plus de distinction étanche entre les proches qui ont quitté terre et les êtres qui leur survivent. Les morts cessent d’être désœuvrés, abandonnés dans l’invisible et montent sur la scène d’un monde commun qu’ils continuent à fabriquer.
Véronique Bergen
Plus d’information
- Vinciane Despret : l’art de la joie et de se laisser affecter (Le Carnet et les Instants n°213, 2022)
- La fiche de Vinciane Despret