Logoclastie et biogenèse

Yves NAMUR, O, l’œuf, préface de Francis Édeline, La Lettre volée, 2022, coll. « Poiesis », 2023, 143 p., 20 €, ISBN 978-2-87317-605-1

namur o l'oeufAprès une première période de publication (1974-1978) suivie d’un silence de six ans, Yves Namur fait paraitre deux recueils qui annoncent une poétique moins transgressive quant à la forme linguistique. Or, au même moment, l’académie gastronomique dont il est membre lui propose d’écrire à propos de l’œuf, défi que le poète relève dans un style proche des expériences lettristes ou spatialistes. Le manuscrit n’est pas publié, hormis deux ou trois textes en revue : l’auteur pense qu’il est trop marginal, qu’il n’intéresserait personne. Il envisage même de s’en débarrasser, ou encore de le publier sous pseudonyme… En 2019 pourtant, il le soumet à Francis Édeline, spécialiste de la « poésie concrète », qui s’enthousiasme et rédige une préface de haute volée. Ce déclic est corroboré par Véronique Bergen puis Pierre-Yves Soucy : le livre parait début 2023, donnant un contrepoids inattendu à la poésie « pensante » que pratique Y. Namur depuis une bonne trentaine d’années.

La typographie joue un rôle essentiel dans le recueil, d’abord en ce qui concerne le mot « oeuf » qui ne respecte pas les ligatures « œ » et « Œ ». Ainsi la lettre « o » reste-t-elle une initiale autonome, avec ses différentes variantes qui vont du petit au grand et du rond à l’ovale : °, o, O, 0.  L’analogie avec la forme de l’objet œuf est patente. Entre la graphie et la chose s’établit ainsi un rapport d’équivalence et même d’interchangeabilité que le poète exploite à l’envi, déniant l’arbitraire du signe cher aux linguistes. De même, le O rond a tour à tour la forme d’une bulle, du globe terrestre, d’une bouche ouverte, de la cellule vivante, du cerceau, du soleil, de l’oeil, tandis que le U évoque le creux de la vague, la coque du bateau ou l’utérus, et le 2 la silhouette du cygne. La phonétique s’en mêle elle aussi : « l’O » peut être compris comme « l’eau », omniprésente dans le recueil, tandis que « oeufs. deux » est lisible « eux deux », s’agissant d’un couple d’oiseaux, etc.

Bref, le livre d’Y. Namur mène à la fois un travail intense sur le matériau linguistique et une  suspension des routines, comme en témoignent l’énigmatique et insistant néologisme « murmère », « l’eau d’Ulysse » contrefaisant « l’Odyssée », « cygne me fait » inversant « me fait signe »… La mise en page bipartite y contribue fortement : la moitié supérieure offre un typographisme avec ligne horizontale figurant la surface de l’eau, autour de laquelle se disposent quelques caractères dont les quatre lettres du mot « oeuf » ; la moitié inférieure est occupée par un texte de deux à sept vers, sorte de commentaire ou d’explicitation – en général hermétique – du typographisme surplombant. Souvent, celui-ci présente un O flottant au-dessus de l’horizontale : l’on pense inévitablement à un lever ou à un coucher de soleil, tandis que les petits o sous la surface évoquent les bulles émanant des plongeurs et que deux o superposés forment un 8, image de la cellule vivante en cours de scission ou du sablier allégorie du temps. Plus généralement, on note que dans les premières pages les caractères se trouvent sous la ligne de partage Air/Eau ; ils passent ensuite au-dessus, puis à la fin du livre se retrouvent en-dessous. Faut-il y voir l’indice d’une évolution, peut-être d’un récit ?

Si O, l’oeuf ne raconte pas une histoire à proprement parler, il est émaillé d’indications narratives : motif du voyage en mer, mouettes, aurores, souffle d’une baleine, épilogue crépusculaire. Marqué par l’alternance entre mouvement ascendant (lever du soleil, vol de l’oiseau, bulles dans l’eau) et mouvement descendant (pesanteur, plongée, chute), ce parcours est moins linéaire qu’ondulatoire, ce qu’illustrent les creux et les crêtes des vagues – uuu, mise en abyme évidente de la bipartition haut/bas de la page. Sur lui se greffe une thématique forte, celle de la genèse vitale : la vie est née en milieu aquatique, la reproduction cellulaire se fait par scissiparité, les ovipares ont précédé les vivipares. Rappelons que l’auteur est médecin et que l’embryologie fit partie sa formation. Ainsi se multiplient les images de fécondation, de duplication, de gestation, de ponte, sans compter l’homophonie mer/mère, le mot-valise fécondoeuf, l’expression ouverture des eaux, le mot foetus qui tel une matrice contient le mot oeuf

Toutefois, le sens exact du « voyage » n’est pas fixé, visant tantôt l’embouchure et la naissance, tantôt la source et l’origine, la fin du livre disant la dissolution, le retrait, la mort, le silence. Ainsi, sous le ressassement du mot « oeuf » se disloquent à la fois la syntaxe ordinaire, la trame diégétique, la versification, l’intégrité du mot (« m Ots », « voie lure », « o euf »), jusqu’à la possibilité même de la pensée. Transgressant les règles de la langue écrite, l’entreprise relève de la « logoclastie », tout en composant un spectacle primitif et désordonné comme ceux que révèle le microscope : une cosmologie impersonnelle – le « je » et le désir sont quasi absents – où la langue est en butte à l’anarchie, et que le poète-biologiste tente de décrire à défaut de l’expliquer.

Daniel Laroche

Plus d’information