La nuit du chasseur

Jack JAKOLI, La détresse des roses, Hugo Thriller, 2023, 390 p., 20 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-27-55664-23-2

jakoli la detresse des rosesBarbara Abel, Patrick Delperdange, Kenan Görgün ou Nadine Monfils, d’autres plus ponctuellement, ont déjà réussi à imposer la trace du thriller belge francophone à Paris. Et voici venir un espoir du genre, Jack Jakoli (un pseudonyme, la quarantaine) qui surfe sur une expertise avérée : il est « enquêteur au sein de la section homicides de la police judiciaire fédérale ».

Une préface, sur les avantages et inconvénients de son travail de terrain, anticipe des aspects confirmés au fil de la lecture : cet auteur sait de quoi il parle mais, en sus, il écrit, raconte, déploie de manière sobre, ferme, fluide, nette. Avec une ligne de distorsion, illico annoncée : il accompagnera notre balade policière d’une bande-son pop/rock de sa génération (les Smashing Pumpkins plutôt que les Beatles ou Springsteen). Jack Jakoli, méthodique, prolonge sa présentation à l’aide d’un micro-récit-cadre, un prologue situé de nos jours, qui insinue son propre rapport à l’intrigue, à sa mise en récit.

Dès le premier chapitre de La détresse des roses, le ton est donné :

Découper sa chair l’enivrait.
Un ressenti aux antipodes de ce qu’il avait imaginé pour cette conclusion imprévue, conséquence d’un rendez-vous décevant. 

La mise en bouche derrière nous – si je puis dire, en l’occurrence –, le thriller s’ébroue dans la foulée du psychopathe de service. « Montiry (Belgique) », « 6 janvier 1996 ». Un léger grimage pour reconstituer, de manière romancée, l’épopée du Dépeceur de Mons, de sinistre souvenir. Le récit va progresser de manière habile et sans temps morts, porté par une chronologie linéaire, une alternance entre les tableaux consacrés au gibier (le monstre sanguinaire) et aux chasseurs (les enquêteurs français et belges). C’est que l’aventure est située en Hainaut, à la frontière, que l’assassin balance des restes de ses victimes dans un fleuve (« Flumen ») connectant les pays. Un bassin, un tronc. Mais l’enquête patauge, ne passionne pas les médias qui ont l’affaire Dutroux entre les dents. D’où un emballement du criminel, qui veut faire œuvre, c’est-à-dire agir mais se mettre en scène aussi. Quitte à prendre des risques. Deux femmes ont disparu mais d’autres, rapidement, allongent la liste, des morceaux de cadavres surgissent à droite et à gauche, tandis que Mimi (un surnom ridicule en contrepoint de ce qu’il masque) se balade tranquillement dans Montiry, de jour comme de nuit, croisant les enquêteurs…

Tout cela est à la fois efficace et classique. Côté narration et côté écriture :

Le regard vide et la peau blanche comme l’os, la brune ne remua pas un cil. Cela faisait presque trois heures qu’elle se trouvait dans le même état que la rue.
Morte. 

Côté personnages aussi, avec un portrait assez complet du bourreau, des esquisses bien plantées des limiers lancés à ses trousses. Avec tout ce qu’il faut de suggéré et de non-dit sur les racines des trajectoires des uns et des autres, suspenses dans le suspense.

Un page-turner ! Qui ravira un certain public. Mais, à observer plus intimement et plus subtilement, on accordera des réussites littéraires à Jack Jakoli : La détresse des roses possède des dimensions sociologiques et psychologiques supérieures à bien des romans dénués d’intrigue et de mystères. D’abord, la vie des policiers nous apparaît dans toute sa complexité, ses questionnements et ses impasses, ses dérapages. Puis l’œil de la caméra s’élargit à un alter-monde en marge de notre univers normé, la nuit, des vagabonds aux noceurs, en passant par une gamme variée de voyageurs des ténèbres. Ou alors la caméra se focalise sur Mélanie Penning, l’héroïne véritable du thriller, une enquêtrice mal dans sa peau, ses relations privées ou professionnelles, qui tente pourtant de mieux faire, de bien faire, trop sensible ou trop peu ancrée, sans cesse confrontée aux manifestations polymorphes du sexisme ordinaire. Les mille et un détails de la vie de tous les jours (rapports avec des collègues, un supérieur, une sœur chérie et rivale ou le petit ami de celle-ci, les acteurs de ses enquêtes, etc.), judicieusement instillés, nous arriment aux rails de l’épopée. Et quand le monstre s’intéresse à Mélanie ou à sa sœur, une sorteuse invétérée, notre lecture se tend.

Au final, un squelette narratif consistant mais calibré se voit dopé par l’apport de contenus qui infiltrent dans La détresse des roses l’émotion, l’information et la réflexion, mais la surprise encore, le « non politiquement correct ». Comme si Jack Jakoli procédait, comme auteur, a contrario de son dépeceur.

Philippe Remy-Wilkin

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