Les spectres d’Albert

François DEGRANDE, Trois fantômes biodégradables, Bleu d’encre, 2022, 168 p., 16 €, ISBN : 978-2-930725-52-9

degrande trois fantomes biodegradablesOrné de dessins de Philippe Joisson, de M. la Mine et de l’auteur, cette fable en vers de François Degrande s’ouvre sous une épigraphe on ne peut plus révélatrice : Inspiré de faits réels basés sur une fiction…

Le recueil raconte les multiples tentatives manquées de spiritisme auxquelles se livre le narrateur. La première s’ouvre sur une invention capable de bouleverser l’équilibre économique des sociétés d’auteur dans le monde (nous n’en dévoilerons pas davantage ici pour ne rien divulgâcher).

Cette formidable entrée en matière donne le ton des élucubrations rimées qui évoqueront aussi bien la détresse des très riches, ce 1% de la population composé de milliardaires, ou ce Bienheureux celui qui créera / l’application pour passer de vie à trépas : j’attends le temps / où les morts surferont sur leur tablette en granit.

Le narrateur va tenter de faire revenir à lui les fantômes d’un certain Albert. Ce dernier reviendra sous diverses formes, « Trois fantômes biodégradables » mais jamais sous celle espérée par l’infatigable medium. Le spiritiste amateur, écrivain milliardaire en puissance, est encombré d’un premier fantôme, Albert, et victime d’un cambriolage. L’occasion de saluer le malandrin : Tu l’as compris / je n’avais pas de préjugés / sur les petits voleurs / d’ici ou d’ailleurs / avant que tu ne viennes chez moi.

Il donne aussi de précieux conseils au malheureux aigrefin lorsqu’il devra transformer son maigre butin d’argenterie et d’orfèvrerie : Avec la fonte des pièces en lingot / comme autant de perles / de neige d’antan revisitées / sur la route laissée / par tes traces coupables / puisses-tu voleur / te forger ne serait-ce qu’un / seul petit barreau / d’une prison dorée. Quand au bout de ma dernière / tentative de spiritisme / le fantôme d’Albert s’est réveillé… ce n’était pas celui d’Albert Frère… mais le deuxième fantôme, celui du père Albert Cousin-Rotour… Ce dernier promet de dévoiler au narrateur un secret pour faire pousser les fruits défendus / et les péchés de saison.

Ironie et détournement des conventions nourrissent ici un humour dopé à l’understatement, cette manière de déstabiliser par le décalage des constats et le déséquilibre provoqué par les évidences, absurdes une fois qu’elles sont froidement formulées : Amputé d’un milliardaire / le monde s’appauvrit.

La fable se poursuit. D’autres manifestations de l’absurde et de l’excès se succèdent au gré de la fantaisie débridée de l’auteur. Ce dernier mêle avec un bonheur digne des Monthy Pythons le plus banal terre-à-terre mêlé à une bonne dose d’absurde plausible comme ici : Viendra un temps / où la propriété intellectuelle / De vos rêves appartiendra à votre employeur

La lecture de ces Trois fantômes biodégradables est un de ces bonheurs devenus rares que l’on éprouvait naguère à la lecture de Prévert ou de Boris Vian. Les histoires s’enchaînent les unes aux autres, ouvrant des vertiges qui ravissent le lecteur à chaque page. Chaque ligne de ce texte est comme une guirlande de quinquets suspendus au-dessus de la page. On devine la jubilation éprouvée par l’auteur lorsqu’il y fait apparaître Annie, Linda, le thérapeute de couple, un basset, son comportementaliste, la vieille Madelon, Deux succubes polyglottes… et tant d’autres.

Le dernier « poème » du recueil nous donne une des clés de cet exercice littéraire Quand on fait du spiritisme / la moindre des choses / c’est de ne pas s’attacher / plus à la lettre / qu’à l’esprit.

À la fable trépidante que nous raconte ce livre, il ne manque ni l’esprit, ni la lettre. Et on se surprend à l’ouvrir à plusieurs reprises une fois la première lecture achevée pour y (re)découvrir le motif décalé d’un sourire oublié. Et à se dire : il faudrait faire de ce livre un récital. L’auteur n’est-il pas aussi chanteur ? Comme Vian.

Jean Jauniaux

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