Le corps vivant de l’amour

Adeline DIEUDONNÉ, Reste, L’Iconoclaste, 2023, 288 p., 20 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-37880-354-4

dieudonné resteReste. Taillé dans l’impératif, le titre claque, porte en lui la tonalité du roman mais aussi une des fonctions de la littérature : octroyer de la vie à ce qui n’est plus, faire comme si le perdu était encore là, intimer « reste » à ce qui a sombré dans la mort. C’est au milieu d’un décor de montagnes, entre un chalet et un lac, que la narratrice adresse des lettres à la femme de son amant, lui conte leur histoire d’amour secrète. Sans détour, la première lettre s’ouvre de façon abrupte sur le fait tragique.

Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité  

La disparition de l’être aimé emporté par une crise cardiaque alors qu’il nageait dans le lac plonge la jeune femme dans le vertige. L’effondrement du plan de réalité qui tenait tout entier dans son amour pour M. ne laisse comme trace du disparu que son corps désormais inerte. Après La vraie vie, après Kérozène, Bonobo Moussaka, Adeline Dieudonné campe un récit de sidération, un chant d’amour, de réminiscences, de douleur rythmé par la bande son qui figure à la fin de l’ouvrage. Face au choc traumatique, une seule issue, instinctive, viscérale, amoureuse : garder le corps de M. auprès d’elle, ne pas l’abandonner, prolonger avec lui leur passion clandestine, se plonger dans le maquis de la mémoire, trouver une sépulture d’amour, privée, hors des lois de la cité, hors des bienséances. Il y a l’absolu d’Antigone chez la narratrice S. même si la société, les psychiatres parleront de bouffées délirantes, d’une éclipse de la raison et du principe de réalité. Folle de souffrance, S. n’a plus qu’une destinataire, la femme officielle à qui elle envoie les deux longues lettres que nous lisons, comme si, nous lectrices, nous lecteurs, nous étions cette femme. Déni et non-déni se bousculent, le corps raidi ne laisse pas place au doute. Commence alors une dérive lucide durant six jours à travers une nature grandiose, dormir encore une nuit, quelques nuits auprès du corps mort de M., le protéger, veiller sur lui maintenant qu’il est devenu si vulnérable, l’installer dans la voiture et sillonner les montagnes à la recherche d’une tombe pour lui seul. Une Antigone moderne, follement éprise vous disais-je. À qui il faut de l’encore, le huis clos prolongé du Deux. À qui il faut une traversée hallucinée du deuil qui refuse d’être un deuil afin d’apprivoiser l’insoutenable, d’intérioriser peu à peu le couperet de la fin, de se rendre à l’évidence de l’irréversible. Adressé à l’amant mort, à l’écriture, au lecteur, le mantra « reste » rêve à une puissance performative, navigue dans les eaux où réel et imaginaire s’imbriquent.   

Je suis parvenue à m’arracher du canapé pour tituber vers la chambre, retourner près de M., vous écrire. J’ai peur. Je crois que l’obscurité va m’engloutir 

Parler à M., par-delà sa mort, lui fredonner des chants, une berceuse, le vêtir, se mettre en quête d’un lieu pour lui offrir sa dernière demeure, dans un rituel animiste, perdre la voiture amenée à la fourrière, la retrouver, tenir debout grâce au vin, faire la rencontre d’une rebouteuse, combattre le vide de la vie maintenant que M. n’est plus… Dans un dispositif narratif proche d’un road movie estampillé amour fou, Adeline Dieudonné plante sa plume dans la chair de l’urgence, de la survie psychique, de la traversée d’un choc qui dévisse celle qui reste. Dédié à Pierre Dieudonné, le père de l’autrice, Reste nous embarque dans une virée aux confins de la déraison et de la lucidité. Que faire de son amour mort ? Comment surmonter la dévastation, survivre au départ de l’élu ? Six jours sous influence, possédée par le besoin vital de ne pas laisser M. à la famille officielle, aux instances sociétales, la narratrice écrit à l’épouse les circonstances de la mort de M., dépeint les épisodes surréalistes qu’elle endure, parle de sa fille Nina, de sa sœur Audrey, narre des pans de sa vie sentimentale avec M., avec Romain, de son aventure avec Hugo. Du lac qui a tué M., elle remonte des fragments de vécu arrachés à la vase, surnageant au cataclysme en écoutant entre autres « Immortels » de Dominique A., « Love Letter » de Nick Cave and the Bad Seeds ou Nina Simone. On en vient à rêver qu’écrit à l’encre sympathique, un sous-titre étire ses dix lettres : Love Letter.

Véronique Bergen

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