Un coup de cœur du Carnet
Katia LANERO ZAMORA, La machine (tome 2), ActuSF, 2023, 384 p., 20,90 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-2376865742
Le tome 2 de La machine de Katia Lanero Zamora nous plonge dans une guerre civile qui fait rage depuis deux ans entre les Machinistes, des anarchistes défendant la jeune république espagnole, et leurs opposants royalistes, les Fléchistes. Dans le premier tome, nous avons pu découvrir la façon dont l’histoire collective s’articulait aux destins individuels des héros Andrès et Vian Cabayol. Dans la suite de cette histoire, c’est dans la vie concrète des deux frères que les effets de la guerre sont dévoilés.
D’un côté, il y a Vian, affecté à la colonne de Feu, la section d’élite des soldats de l’armée de Panîm, dirigée par son beau-père Ovando, un homme dur et cruel. Marqué par l’empreinte de son rôle, Vian est devenu une machine de guerre dont le seul but est de viser, charger, tirer. Sa part d’humanité revient pourtant faire effraction dans certains moments.
Il se releva et son esprit se focalisa sur les cibles. C’était elles ou lui. Comme à chaque combat, Vian Cabayol perdit notion de lui-même. Il sentit la chaleur du sang – le sien ou celui des autres – dégouliner sur sa peau, la boue coller à ses membres. Quand le soleil se leva, le calme revint sur les tranchées. Parmi tant d’autres corps, il reconnut celui de la jeune fille, la tête dans une flaque d’eau rougeoyante. Il s’agenouilla et la retourna avec douceur. Ses yeux voilés par la mort dégageaient une puissance éternelle. Ils avaient eu sa vie, mais pas sa liberté. Une tristesse infinie monta de sa gorge jusqu’à menacer de se traduire en larmes. Il les ravala. En refermant ses yeux, il murmura le vers d’un poème épique : « Honneur à toi, guerrière, ce champ de bataille fut le tien. »
Dans un quotidien marqué par le froid, la terreur, la faim, la douleur et la puanteur, Vian tient le coup grâce à des « pilules de courage », qui le rendent plus performant, mais font de plus en plus de lui un spectre dépendant. Même en permission, la guerre ne le quitte plus, il n’est que tourments, d’autant plus qu’il a conscience de décevoir sa femme de ne pouvoir lui donner l’enfant qu’elle désire tant.
De l’autre côté, Andrès se bat aussi, mais dans le camp ennemi de son frère, à la tête du Bataillon de la Harde, représenté par Josha Gerruti, le héros de la révolution sociale de Panîm. Loin de son fils Victor, qu’il a placé en sécurité auprès de sa tendre gouvernante Agustina, Andrès défend ses idéaux avec sa compagne Léa qui sillonne le territoire comme coursière. Se battre pour une noble cause n’empêche cependant pas le doute de s’immiscer.
« Je [Léa] veux arrêter. » Andrès lui prit les mains. « Je n’en peux plus de croire que je vais trouver ma famille à chaque croisement, qu’on va me donner la clé de leur disparition et qu’on va être réunis. J’en ai assez d’être sur les routes, j’ai peur. J’ai honte d’avoir peur. Mais je n’ai pas peur pour moi, pas vraiment, j’ai peur de ne pas revoir Victor. […] Ne te trompe pas : je crois corps et âme en notre cause. Mais il y a Victor. Imaginer qu’il grandisse seul, sans savoir à quel point ses parents l’aiment, sans nous connaître… Qu’il grandisse dans un orphelinat, pire, qu’il soit adopté par des fléchistes comme on l’entend souvent ! […]
Dans cette guerre où les soldats sont usés, l’étau se resserre quand la victoire penche du côté des Fléchistes. Les Milices de la Machine avaient au départ refusé d’être des soldats, mais elles vont devoir faire un choix si elles veulent sauver la république. Un affrontement inéluctable entre les frères se profile à l’horizon. Leur lien a été indéniablement malmené par leurs convictions antagonistes, mais ils sont pourtant tous deux rongés par l’absence de nouvelles de l’autre.
Dans le tome 2 de son diptyque, Katia Lanero Zamora nous donne à lire un récit fluide où elle alterne avec finesse l’histoire de Vian et Andrès, parsemée de retours en arrière qui nous permettent de mieux comprendre le caractère et les décisions individuelles des héros, mais aussi le lien qui les unit. Entre un Vian broyé par son sentiment du devoir et écœuré par la violence qu’il est forcé de montrer pour faire ses preuves, et un Andrès fougueux et têtu qui lutte dans un bataillon où les armes sont insuffisantes ou défaillantes, que va-t-il se passer lors de l’affrontement final ?
Avec le style efficace que nous lui connaissons, l’autrice nous emmène tambour battant dans les affres de la guerre, où les armées s’allient malgré les divergences politiques pour vaincre un ennemi commun, où les embuscades sont monnaie courante, où les humains sont des pions à abattre, où une violence sourde sévit toujours même après la fin de la guerre. Avec une grande justesse, Katia Lanero Zamora pointe également les conséquences positives d’un conflit armé : les vaincus qui se sont battus côte à côte et se sont sauvé mutuellement la vie font désormais partie d’une nouvelle famille et cela, une défaite ne pourra jamais l’effacer. De nouveaux liens se sont créés, aussi forts que ceux du sang.
Dans ce récit, nous retrouvons des points communs avec les contes populaires : l’histoire devient une initiation pour les héros qui ne seront plus les mêmes au terme des épreuves traversées. Ils auront été confrontés à la difficulté de poser un choix irréversible, auront écouté leurs valeurs profondes, sachant qu’il est impossible de gagner sur tous les fronts. Se battre pour ses idéaux n’a pas de prix, mais le coût est parfois très élevé.
Séverine Radoux