Poétique au format paysage

Aliénor DEBROCQ, Ici un paysage, Arbre à paroles, coll. « iF », 2023, 74 p., 14 €, ISBN : 978-2-87406-729-7

debrocq ici un paysageElle a quitté Paris pour les bassins houillers de la Creuse, happée par un devoir de mémoire. Elle a délaissé son dix-huitième arrondissement pour préserver l’Histoire, recenser, sauver, sortir de l’ombre le passé commun de Lavaveix-les-Mines, « une ouverture vers un monde de silence et paix, loin des tentations et des perversions urbaines ». De sa Fiat 500 de location, son point de fuite se précisera : « Lavaveix : son improbable Musée du Chat aux portes closes, sa grand-rue passante, son Proxi à la devanture défraîchie, son ancienne école transformée en salle d’exposition et, surtout, ses pompes à essence abandonnées, vestiges d’une Route 66 locale – la départementale 942, qui mènerait de Felletin à Guéret. ». Elle arpente les intrigues du village, avec, çà et là, ses personnages : Méline Gaillard, ses collègues de l’Inventaire, Wendy, Steve Lepourcq, Circé et Valère. Dans la quête de la mémoire des hommes inscrite dans les sillons et vallons du lieu, l’historienne inventorie le passé, immergée dans l’instant du surgissement en devenir.

Une aventure des possibles, un arpentage poétique et sociologique, l’écoute d’un paysage qui révèle, sans paraître. Un cadrage avec une profondeur de champ minutieuse, des distances focales travaillées, des prises de vues qui offrent un microcosme et un cosmos-monde tout à la fois, des angles de composition qui fixent tout en laissant advenir.

On irait du plus petit au plus grand, du particulier au général, on commencerait par un morceau d’asphalte, quelques touffes d’herbe et de chiendent, les fines torsades du liseron, un panneau blanc encadré de rouge planté sur le bas-côté et indiquant « Guéret » ou « Ahun », puis la Fiat 500 déboulerait dans une courbe parfaite, on percevrait le bruit des pneus en intime adhésion avec la route. Peut-être alors passer à l’intérieur de l’habitacle ? Non, pas encore, pas tout de suite, d’abord quelques plans de voiture qui traverse le paysage, tout à la fois une sensation d’immobilité et de mouvement, l’illusion du tranquille, la croyance en l’immuabilité des choses, des lieux, puis la route et, sur cette route, fendant l’air immense et le ciel trop grand, se détacherait la Fiat, modèle d’un autre temps remis au goût du jour par la grâce toute-puissante du vintage.

Un opus où confluent les grandes thématiques du littéraire paysager. On y décèle la dimension patrimoniale, l’émergence d’une conscience paysagère sous la pression écologique, les nouveaux modes de penser et de cohabiter avec la nature et, dans cette série d’images, quête, reconquête et recomposition. Des traversées qui font sourdre la possibilité d’atteindre la vérité sur le monde et sur soi.

« Elle serait entièrement dans l’attention portée à l’instant : ce serait l’une de ces journées où tout est encore sur le point d’advenir » : une phrase-cadrage, une épanadiplose narrative, une figure qui a valeur de cadre, annoncée en incipit et déclenchée, à nouveau, en clausule du récit. Une répétition textuelle qui confère une structure romanesque sphérique, dénote l’aspect cyclique dans le récit, une avancée en reculant dans un temps antérieur. Un récit en mouvement, des plans rapprochés qui se succèdent et s’appellent, un mouvement continu sans réel point de départ ni d’arrivée, un personnage qui ne s’accomplit pas dans une trajectoire mais un flot, un mouvement perpétuel, un ressac. Un récit au conditionnel, pas de celui conditionné à une quelconque hypothèse, une narration qui s’ouvre sur une proposition non régie, un temps narratif dont la morphologie n’inspire jamais tout à fait dans un futur ni tout à fait un imparfait, une oscillation constante entre les deux, un « entre-deux ». Un « futur du passé » qui situe dans ce paysage, dénote une incertitude face au réel, convoque l’éventualité, l’imaginaire.

Un court récit, une imprégnation paysagère bâtie sur la dénomination davantage que sur la caractérisation. Un espace nommé et non décrit dont la résultante est une plongée dans un lieu sensible, flottant, ambigu.

Publié chez l’Arbre à paroles, Ici un paysage est une traversée, un petit voyage sensible, au fin fond du Limousin, des captures d’instants qui suggèrent le hors-champ.

Sarah Bearelle

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