Serge NUÑEZ TOLIN, Les mots sont une foudre lente, Rougerie, 2023, 13 €, ISBN : 978-2-85668-421-4
Serge Nuñez Tolin est né à Bruxelles en 1961 de parents immigrés d’Espagne au début des années cinquante. Il a publié aux éditions le Cormier : Silo (2001) ; Silo II (2002) ; Silo III (2003) ; Silo IV (2004) et L’interminable évidence de se taire (2006). Il a ensuite publié chez Rougerie : L’ardent silence (2010) ; Nœud noué par personne (2012) ; Fou, dans ma hâte (2015) ; La vie où vivre (2017) ; Près de la goutte d’eau sous une pluie drue (2020) et ce récent Les mots sont une foudre lente (2023). Auteur discret au ton personnel, il a construit une œuvre rigoureuse où le poème interroge par fulgurance : « Les mots ne séparent pas du temps, ils sont comme une gifle » mais aussi par réflexivité : « Tout ici — les mots et les choses — n’a-t-il pas le même poids ? Cette chose du réel qui finit toujours par retomber dans sa disparition. » Chez Nuñez Tolin, le poème se présente comme une trace « n’allant nulle part ». Pourtant, la nécessité de dire et de noter trouve son origine dans « ce qu’on écoute » et l’intime pressentiment du néant. Il y a une forme de simplicité et de mystère dans cette poésie économe en images et orientée vers le questionnement de l’être. Dans la lignée d’un Philippe Jaccottet, Serge Nuñez Tolin poursuit une méditation sur le sens de la vie, du rapport à l’autre, à l’écriture :
Et ce n’est pas la première fois
que les mots me parlent d’un sens.
Sans que cela ne décide de rien.
Le poète n’est plus un prophète, un mage, un phare, mais l’humble garant d’une mémoire. Il est celui qui questionne et recueille. Il est ce conservateur des charges que décrivait Jean Tordeur dans son beau recueil du même nom et qui écrivait : « La présence est dans cette absence, / le règne dans ce dénuement, / la parole au fond du silence, / dans cet arrêt le mouvement. » Dans un monde où tous les enchantements anciens se sont dissous, dans cette société où le sacré et toute transcendance ont sombré ou été remplacés par des ersatz désespérants, le poète tient les comptes d’un quotidien résumé aux plus simples gestes de la survie. Cette absence de perspective qui frappe l’humanité actuelle ne peut toutefois pas suffire même si les mots eux-mêmes sont frappés d’impuissance : si nous y avons conscience de l’écart et du néant, point de départ et d’aboutissement de toute vie, les mots du poème sont une « force aveugle, notre possibilité. » C’est une « voix donnée à la vie» et qui offre «un monde à vivre ». Il en va aussi des gestes de la vie simple et des paroles de tous les jours qui dans leur dénuement même offrent à l’être humain « le commencement d’un rassemblement, la beauté comme l’amour». Notre capacité à dire ne sauve en rien de la perte, notre faculté d’empathie ou de questionnement n’a d’autre signification que celle d’une «pulsation du pourquoi » où réside notre conscience d’être. L’œuvre, comme l’amour, est cependant une relation, une « échappée fraternelle».
Ce livre est constitué de quatre parties faites de poèmes en forme de notes, d’interrogations, de constats : Le voyage de l’œuvre, Les promesses informulées, Les mots sont une foudre lente et Les liens nécessaires forment ainsi un carnet intime d’un trajet de vie mais aussi une profonde réflexion sur le sens de l’écriture et de la condition humaine :
Nous n’avons que nous-mêmes, et les pas que nous faisons ne nous portent jamais davantage qu’au-delà du précédent. Sortir de soi est un cercle sans fin.
Aussi le voyage de l’œuvre est-il un mélange, où éloignement et proximité ne se limitent pas.
La minute que prend une vie à s’écouler, assez de temps pour compter, si peu pour cesser tout calcul.
Pulsation, force, joie donnent la réplique au vide, à la banalité, à la perte. La parole fait face au silence. Le fils offre une continuité à la vie du père dans sa disparition même. Jamais le poète n’oppose les choses entre elles : la succession des quatre mouvements forme un bord à bord entre la présence et l’absence, la finitude et l’ouverture, l’ignorance et la connaissance : « la joie est toujours une poussée. » Vivre ou écrire, c’est faire confiance au mouvement, qui est passage. Marcher à travers le paysage, éplucher des pommes de terre, « tenir quelqu’un dans ses bras », « ce que l’on reçoit les uns des autres » traduisent le mouvement. Les mots eux-mêmes sont « une foudre lente » : dans ce bel oxymore choisi pour donner son titre à l’ensemble du livre, le poète résume de la plus belle manière ce qu’il y a de force et de fragilité, de vitesse et de patience conjointes dans le poème et dans toute vie humaine pour faire sens : « cette confiance nous approche aussi près du bord que possible. » Là où le temps et l’espace fusionnent et scintillent. Là où la mort, pourtant inévitable, est déjouée.
Serge Nuñez Tolin prouve, à l’époque de la sclérose en plaquettes et des poèmes tautologiques en forme de selfies, qu’il est encore possible, loin des brouhahas cathodiques et satisfaits d’eux-mêmes, d’œuvrer avec rigueur, probité, humilité. Là réside aujourd’hui l’honneur du poète : dans le doute et l’écart dont témoignent ses mots comme une foudre lente.
Éric Brogniet