Martine ROUHART, L’inconnu dans le jardin, ill. Christian Arjonilla, Bleu d’encre, 2023, 54 p., 12 €, ISBN : 978-2-930725-56-7
L’inconnu dans le jardin héberge la perspective d’une rencontre entre une écrivaine de soixante-huit ans, qui a choisi son jardin pour muse, et une forme obscure, s’adossant au tronc d’un érable durant les insomnies de la narratrice. Ce jardin, « entre le visible et l’invisible », conditionne le regard de l’autrice : les animaux et végétaux qui le peuplent ne traversent pas son champ de vision et, pourtant, elle les sait présents, « en espoir de quelque chose ». Sensible à cette fausse absence, elle se laisse donc envahir par cette ombre, ce prétendu inconnu, aux apparitions irrégulières, qui finit par peupler sa pensée diurne.
À la manière d’un carnet de bord, se succèdent ces journées en attente de la nuit révélatrice – ou non – de l’ombre qui obsède, que les traits courbes et épais de l’illustrateur Christian Arjonilla viennent ponctuer, ajoutant une poignée de lignes à un univers géométrique, bâti sous la plume de Martine Rouhart. Le jardin, horizontal, est « profond comme un fleuve » et, au milieu, l’érable, vertical, sert d’appui à l’élément ombragé chancelant. La narratrice, debout derrière sa vitre, fait de cet inconnu le point de fuite de son imagination, laissant ses insomnies lui ouvrir d’autres espaces. Le regard du lecteur ajoute alors un angle aux deux regards alignés, ceux de la narratrice et du jardin qui « lui aussi a des yeux » lui permettant d’être le seul parfois à être marqué par certaines apparitions :
Autour du tronc, de nouvelles traces. Mes questionnements se perdent.
Une marée de nuages vient fermer le ciel. Un chien aboie. Un pigeon s’envole dans un coup de vent, rejoint le couvert des sapins.
L’impression d’avoir raté un rendez-vous.
Posé devant elle, à la manière d’un patient, le jardin est ausculté par l’écrivaine : elle prend le pouls de cet espace vert personnifié et fait le bilan des facteurs qui l’englobent. Une « lumière de linge sale » peut faire place à un vent « pas encore fatigué ». L’étang « pense, tapi dans les hautes herbes » tandis que la narratrice n’entre pas encore dans les profondeurs de ses propres entrailles. Lorsque « le jour ferme les yeux » et que « le jardin s’éteint et retourne au silence », elle s’autorise un double cillement, vers elle, vers le dehors.
L’agencement des pages révèle un autre regard et atteste de l’allure instantanée du carnet de bord. Si la page de gauche dévoile une envie de voir la mer (« Le regard perdu dans les gris de l’eau et du ciel, mes songes prendront le large comme des ballons qu’on lâche, dénoueront tous ces vertiges à l’intérieur de moi »), la page de droite a sauté le cap et épanche sa déception (« Il manquait le concert plein de nuance des passereaux cachés dans les branches. Il manque l’ombre des bois »). Le jardin a joliment modelé son esthétique : étalon de son inspiration, il vient se superposer au paysage marin, ne pouvant que le supplanter de sa superbe.
Au travers des doigts volontaires, les vecteurs de la création glissent et stagnent dans les contradictions : si l’envie, à la mer, était d’écouter « d’autres chants », il n’en sera rien. Si un événement inattendu – et potentiellement dangereux – stimule l’inspiration, il sera conservé (« Je fais tout ce qu’il faut pour retenir ce fantôme dans mon jardin et tout ce qu’il ne faut pas faire pour l’en éloigner »).
Entre le jardin et la narratrice, la vitre se fait protectrice, garde-fou d’un sentiment non désiré (« J’écrase une mélancolie subite contre la vitre »). Derrière elle, la narratrice observe ce qui échappe au contrôle, ce qui remue les lignes établies de son jardin et semble rédiger les siennes à même le verre (« Si au moins le vent soufflait toujours du même côté, les arbres prendraient patience »). Prendre patience, c’est une formule que l’on souhaite porter contre soi pour qu’elle s’enracine. La verticalité des arbres est ce qui stabilise et ce à quoi la narratrice aimerait s’accrocher, lorsqu’un paysage en est dépourvu. Dans ce court recueil, rythmé par l’attente du repérage de l’ombre inconnue, certaines formules se font verticales et consolident l’ensemble.
Un morceau de papier, pourvu d’un poème connu et apprécié de la narratrice, atterrit à ses pieds, comme « la plume d’un grand oiseau ». Avec lui, l’idée que ce que nous connaissons est ravivé dans le jardin : l’écrin de nature concentre la pensée et rassemble les fragments en suspension de notre mémoire. Il en va de même de ce recueil aéré qui secoue la trajectoire de notre regard pour l’inviter à se lier aux parcelles quotidiennes de notre réel.
Fanny Lamby