Conrad DETREZ, Ludo, postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 213 p., 9 €, ISBN : 9782875685841
Conrad DETREZ, Les plumes du coq, postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 220 p., 9,50 €, ISBN : 9782875685834
Conrad DETREZ, L’Herbe à brûler (n° 186, 360 p.), postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 220 p., 9 €, ISBN : 9782875685827
On n’achète pas un livre – et a fortiori on ne le rachète pas – au simple motif qu’il a changé de couverture. L’argument pourrait cependant suffire concernant la republication au catalogue Espace Nord des trois volumes de l’autobiographie hallucinée de Conrad Detrez. L’option graphique crève l’étal des librairies. Pour chaque titre, un autoportrait, façon photomaton en noir et blanc, nous montre leur auteur, clope au bec ou aux doigts. Jamais son regard ne croise l’objectif : par deux fois il s’oriente vers le haut, là où se tiennent paraît-il la transcendance et l’imaginaire ; ou il s’absorbe de biais, comme pour interroger le terre-à-terre. Comme si, des pupilles, Detrez rejouait seul le dialogue d’Aristote et Platon dans le célèbre tableau renaissant…
Donc on succombe, même si on possédait déjà ces volumes, de longue date, dans les rayons de sa bibliothèque belge. On les avait peut-être même lus plusieurs fois. La première a permis d’encaisser le choc d’une vision en prise directe avec les sens et la matière ; la deuxième a immanquablement confirmé la maestria stylistique d’une écriture et la richesse poétique d’une voix ; la troisième et les suivantes auront procuré le plaisir du ressourcement infini qu’assure la fréquentation de tout « classique ». C’est pourtant une belle surprise que de voir ainsi ressurgir Detrez, alors qu’aucune commémoration (de naissance ou de mort) ne semblait le conditionner. Mais, à l’heure où la collection patrimoniale Espace Nord fête ses quarante ans, l’occasion était à saisir de remettre à l’honneur le « contemporain capital » de Nos Lettres, et de nous le rendre si présent.
Avant de plonger dans l’œil du maelström, il fait bon lire, et en enfilade, les trois postfaces du detrézien patenté, Clément Dessy. Celle de Ludo (1974) décrit la révélation par les éditions Calmann-Lévy d’un auteur qui s’est donné le temps de vivre avant d’écrire – à 37 ans, il a derrière lui son intense activité de missionnaire laïc au Brésil puis son passage dans les rangs de la guérilla marxiste-léniniste qui l’amènera à connaître les geôles de la dictature. Une trajectoire qui participe de véritables choix, posés consciemment au détriment de toute perspective de « carrière » (par exemple universitaire). Renonçant à être professeur, Detrez se veut homme d’action et de révolution, réservant l’écriture pour l’âge de la maturité qu’il savait à venir.
Dessy retrace avec minutie la genèse de la trilogie, en nous apprenant que c’est L’herbe à brûler qui constitua son véritable premier chantier romanesque. Le manuscrit que Detrez fait circuler sous le titre Le pain des macs parvient à déranger les éditeurs du Paris de l’après Mai-68 par sa « sincérité abrupte » (Paul Otchakosky-Laurens). La libération des mœurs n’a pas encore étendu le prisme de sa tolérance jusqu’à l’homosexualité. Encouragé par Pierre Mertens ou Hubert Nyssen, Detrez comprend en tout cas qu’il ne parviendrait jamais à expliquer son engagement politique en Amérique latine s’il ne retournait pas à son point de départ, « c’est-à-dire [s]on enfance ».
À l’exemple du texte de Calaferte C’est la guerre, Ludo n’est pas un texte de description ni de mémoire, mais bien de perception et de sensibilité. Dessy rappelle que, factuellement, les inondations survenues, à Roclenge-sur-Geer, dans la région natale de l’écrivain, remontent à mars 1940 et que la zone ne subira de bombardements qu’en 1944. L’art de Detrez est de faire entrer ces circonstances éparses en résonance dans l’espace fusionnel et imaginaire du roman. L’indicatif présent règne en maître dans ces pages, transmuant l’immédiateté en éternité. À hauteur de gamin, une rigole devient un déluge, trente patates une montagne de tubercules et le bourdonnement d’un bimoteur le signal de départ de l’Apocalypse. Et c’est pourtant cet enfant, au prénom autorisant tous les jeux, qui a raison !
En ouverture de sa lecture des Plumes du coq (1975), Dessy condense en deux pages les éléments indispensables pour saisir la dynamique d’une véritable « vie de roman ». Le spécialiste resitue également le projet de l’« autobiographie hallucinée » dans une veine qui s’impose à l’époque, l’« autofiction », et qui contribue à « plonger le lecteur dans l’indécision entre authenticité et fiction ». Au biseautage narratif et aux licences prises avec le réel, Detrez ajoute cependant une composante fantastique. En cela, il se rattache davantage à une tradition sud-américaine, à tout le moins d’une étrangeté radicale par rapport aux canons français de l’écriture de soi. Puis il y a cette alchimie si déroutante entre christianisme et homosexualité, ces scènes de visitation de « l’Époux » entre deux séances de vexations dans la boue piétinée du collège-pensionnat de Saint-Trudon. Enfin, autre trait qui exotise définitivement ces pages, le retour sur des aspects propres à l’histoire du pays – comme, à l’acmé de la Question royale, l’épisode burlesque du collage d’affiches léopoldistes qui finit dans le sang du côté de Grâce-Berleur… Detrez est passé du lyrisme cosmique à l’épopée du chaos.
L’herbe à brûler (1978) couronne le tout, et se verra décerner le prix Renaudot. C’est le roman de l’expatriation, du dégagement géographique vers l’engagement politique. Le récit commence à Louvain, dans une université agitée de Walen Buiten ! et de baignades forcées dans la Dyle. Il opère une boucle en forme de ceinture de feu vers le Brésil déchiré entre guérilla déchaînée et police ultra-répressive. Si Detrez a longtemps rêvé, désormais il affirme. Ses idées. Ses désirs. Ses plaisirs. En une décennie, il aura côtoyé toutes les formes d’opposition à l’oppression, à l’impérialisme et au colonialisme, avant de rompre avec ces diverses radicalités. En 1975, la couverture, pour le compte de la RTB, de la Révolution des Œillets au Portugal lui a en effet révélé qu’au fond, il était un authentique social-démocrate. Il se fait alors davantage satiriste du microcosme intellectuel parisien et promoteur de la francophonie, en occupant le poste d’attaché d’Ambassade au Nicaragua. Faut-il voir, dans cette transformation de l’homme d’action en acteur culturel, une forme de normalisation du personnage, d’assagissement, voire de trahison envers ses positions antérieures ? Plutôt la confirmation que le seul beau souci de Detrez fut la souveraine liberté de changer.
En 1979, il lui restait six ans à vivre. Cette année-là, en Radioscopie chez Jacques Chancel, il évoquait cette scène fondatrice où, enfant, il avait assisté seul, dans un champ, au spectacle d’une myriade de papillons se confondant avec des bouquets de bleuets. « J’ai eu une sorte de sentiment extatique. J’avais l’impression de m’élever. J’étais comme plongé dans un tourbillon. J’ai découvert le merveilleux, si vous voulez. J’ai découvert que derrière les choses, il y avait autre chose. Que le réel contenait une part d’irréalité. Qu’il y avait un secret du monde, un secret des choses qu’il fallait extraire ». Mission accomplie.
Frédéric Saenen
Plus d’information
- Conrad Detrez, enfant du siècle et persona non grata (Le Carnet et les Instants n°189, 2016)
- La fiche de Conrad Detrez
- L’émission Radioscopie consacrée à Conrad Detrez est disponible sur Madelen (abonnement nécessaire)