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Un coup de cœur du Carnet

Caroline WLOMAINCK, Incisives, Lamiroy, 2023, 233 p., 18 €, ISBN : 978-2-87595-833-4

wlomainck incisivesIncisives, à mi-chemin entre deux genres, juxtapose cinq micro-romans ou maxi-nouvelles (de 33 à 60 pages).

« Vautours », au départ du recueil, dégage une atmosphère qui rappelle les derniers livres de Martine Rouhart. Eliane, une dame de 87 ans, vient d’apprendre qu’elle n’en a plus pour très longtemps mais demeure très positive, des « ailes battantes » poétisent sa vie en l’adossant aux merveilles intimistes de son jardin :

La maison était enchâssée dans un écrin de plantes et d’arbustes à fleurs en tout genre : rosiers, bougainvilliers, hydrangeas, lauriers-roses, cognassiers, cerisiers du Japon, cornus blancs (…) Un paradis ! 

Pourtant… De minces indices infiltrent un suspense, l’irruption de notations plus sombres. Un message téléphonique marque un accord entre deux parties, il y a un renvoi à des événements survenus quatre ans plus tôt, lors de l’arrivée de nouveaux voisins, un jeune couple au premier abord très aimable. Prologue ! Car la lecture bascule illico à l’époque de ladite rencontre entre Eliane et Simon/Claire. Va-t-on assister à la construction d’une famille idéale, avec la voisine âgée comme mère et grand-mère de substitution ? Non, un parfum de Barbara Abel, notre reine du thriller, prend le relais lors du roman en flashback. Les nouveaux venus sont de jeunes nantis travaillant dans la finance et la publicité qui détonnent dans le quartier. Leur bienveillance est factice, ils sont pressés de profiter de la vie et de tous ses avantages, ils enragent devant les travaux à accomplir dans leur villa et lorgnent avec avidité sur celle d’Eliane. Jusqu’où iront-ils ? Et elle-même sera-t-elle si dupe ou… ?

Dans « Débordement », un journaliste veut en découdre avec les injustices et se confronte à une multinationale agroalimentaire, mais le voilà bâillonné par sa hiérarchie. Retour dans le rang ? Non, il ne supporte pas l’impunité absolue dont jouit l’infâme PDG empoisonneur. Va-t-il déborder du cadre de son métier et… ?

« Little Paradise » offre de troubles réminiscences du premier texte, avec le jeune couple en ébullition, le vieux voisin solitaire et accueillant. S’insinue, à tort ou à raison, l’impression d’un sous-texte tiré de la réalité, de variations subtiles sur des connexions, des mécanismes.

Les textes suivants, « Été 89 » et « Joker », le confirment, avec la résurgence du délai de vingt ans entre deux tranches de vies, des femmes en rupture à la suite d’un rapport excessif à la maternité (lors de l’arrivée ou du départ d’un enfant), des hommes obnubilés par leur activité professionnelle, des prédateurs qui accaparent et saccagent impunément, etc. Au-delà des anecdotes narratives, des micro-thrillers, l’autrice métaphorise une vision du monde, un clivage abyssal entre des personnes ancrées dans le temps long, avec de l’attention pour des fleurs, le vivant, et des individus inféodés aux dérives ultra-libérales d’un présent dogmatisé, égocentrés, narcissiques. Des moutons et des loups ? Au premier abord mais pas au deuxième, les herbivores (ou victimes, potentielles voire par essence), ici, pouvant sortir les crocs ou montrer les canines, incisives. Mais Caroline Wlomainck, dans une autre vie, n’a-t-elle pas livré deux BD (teintées d’humour noir), déjà chez Lamiroy, sous le pseudonyme de… Kro ?

L’autrice, apparue récemment dans nos lettres, semble tourner le dos à une vie plus normative et s’engager résolument dans la création, ce qui n’est pas si fréquent. Elle affiche d’emblée une patte assurée et décapante. La narration et l’écriture sont fluides, nettes et déliées. Les pages défilent. L’originalité et la percussion des textes s’arcboutent à des détails des découpages (des fragments adossés à tel ou tel protagoniste, à son point de vue), à une accentuation dans l’expressivité (« Au bas mot. », « Assurément. », mais des saillies triviales aussi) ou à la qualité des chutes finales.

De ces récits qui nous ramènent au cahier de charges des contes immémoriaux ? Cette fausse simplicité, coulée dans une perception sociologique, une mise à nu des mécanismes humains ?

Caroline Wlomainck, avec Incisives, a croqué dans la pomme de nos appétits. Un talent à suivre !

Philippe Remy-Wilkin

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