Le poète au secours du philosophe

Renaud DENUIT, Ce qui est demeure du temps, préface d’Yves Namur, Samsa, 2023, 158 p., 18 €, ISBN : 978-2-87593-442-0

denuit ce qui est demeure du tempsD’ordinaire, nous concevons le temps comme une circonstance existentielle : notre esprit l’extériorise comme phénomène observable, « habitation de l’être » ; il le déifie (Chronos, l’Éternité), le tronçonne (passé/présent/futur), le mesure, le gère. Or, physiciens et philosophes montrent que, dès l’origine, le facteur temps préside à la constitution même de la matière, de la vie, du psychisme humain. Ce à quoi nous avons affaire intuitivement, c’est en fait au sentiment de la durée, de l’irréversible, à la fatalité de la perte, souvent figurée par une eau courante sur la berge de laquelle songe le poète. Docteur en philosophie, Renaud Denuit a étudié des auteurs tels que Heidegger ou Derrida, qui par spéculation rationnelle ont tenté de définir le concept de temps et de l’articuler au plus juste avec divers concepts voisins : l’Être, le langage, le devenir, etc.  Il lui est apparu toutefois que, pour mener à bien une telle entreprise, la poésie peut se montrer supérieure à la philosophie : libre de toute contrainte explicative, ne craignant ni le discontinu ni les contradictions, associant le concret à l’abstrait et le particulier au général, elle peut à la fois dire l’impensable et… le tourner en dérision. Tel est le défi excitant que tente de relever Ce qui est demeure du temps, recueil paru fin 1985, aujourd’hui opportunément réédité avec des extraits de presse de l’époque.

Qu’elles soient individuelles ou collectives, nos façons de concevoir le temps et nos tentatives de le maitriser sont innombrables, en commençant par ce flux immatériel dont on mesure le transit permanent à l’aide de cadrans et d’aiguilles. Il n’empêche : certaines choses arrivent trop tôt, ou trop tard, ou jamais, nous imposant les épreuves de l’attente, de l’impatience, du report, de la surcharge, de la mort comme butoir. Circadiens ou menstruels, les biorythmes, qui échappent à la volonté, exhibent quant à eux une horloge interne, celle du corps, tandis que le coït nous donne d’éprouver un bref retour à l’Origine. La partie centrale du livre s’attache à l’histoire séculaire de l’Europe, dominée par les visées économiques et politiques où, chacun le sait, la maitrise du calendrier est névralgique ; elle est scandée par la figure du Prince machiavélien, les épisodes de tyrannie, le « passage des civilisations », les luttes sociales, le machinisme, la violence guerrière, les situations où futur et passé semblent s’inverser. Nouveaux angles de vue dans les deux dernières sections : le temps de l’écriture où il s’agit de vaincre la blancheur mallarméenne de la page vide, et enfin la figure du vieillard, « petit homme » dont le laps programmé va s’achever dans le brouillard de l’incertitude… On le constate, l’auteur multiplie à l’envi coups de sonde et variantes, montrant que sans répit, sans pitié, la vie nous met aux prises avec le temps.

Ainsi se décline la thématique de grande ampleur qui sous-tend Ce qui est demeure du temps, où « demeure » peut être compris comme nom ou comme verbe. L’aventure était risquée : on sait combien poésie et réflexion peuvent se contrecarrer depuis que l’antique modèle présocratique n’a plus cours. Mais R. Denuit rationalise peu. Tel le randonneur dans un paysage chaotique, il accumule les notations fragmentaires sans les unifier, se bornant à les regrouper en sept sections aux intitulés latins, parodiant les ouvrages savants. Car ce recueil est foncièrement malicieux. Loin de guider le lecteur, sa « porte d’entrée » et ses douze « portes de sortie » contribuent à le décontenancer. L’ironie n’est pas rare, ainsi quand à la nouvelle d’une famine « on s’accorde sur un plan d’urgence afin d’arriver trop tard ». Paradoxes et jeux de mots fourmillent : « l’aiguille seconde l’esprit », « passons du jeu au nous », « endormie en sursaut », « les horloges atomiques ont explosé », « exécutif testamentaire », « aïe ! des guerres ! », « saisissant la Belle au bond », « le vers libre dans notre fruit », etc.  Autant la thématique du Temps est grave par nature, autant l’auteur évite le ton sérieux, sa tyrannie et sa pesanteur. Non content de jouer sans cesse de l’humour, il alterne les « voix » et les angles de vue, en une démarche polyphonique qui rappelle le « dialogisme » décrit par M. Bakhtine : comme telle, cette démarche constitue le soubassement idéal pour déployer une poésie à la fois inquiète et jubilatoire sans éluder l’exigence philosophique.

Daniel Laroche