Le sursis s’écrit noir sur blanc

Caroline LAMARCHE et Paul MAHOUX, Dix ans, Cambourakis, 2023, 112 p., 16 €, ISBN : 9782366247695

lamarche mahoux dix ansQuand Caroline Lamarche s’associe à Paul Mahoux pour composer un roman graphique, on tient dans les mains une proposition limpide et intransigeante, qui architecture le sensible et l’état du désastre. L’extinction de masse et la mort annoncée d’une jeune fille inscrivent cet ouvrage dépourvu de couleurs dans une noirceur sans mensonge. Au scénario, la plume ligne claire, la simplicité des mots choisis par l’autrice de Nous sommes à la lisière. Au dessin, le carnet-de-croquiste en Moleskine et peintre Paul Mahoux, les traits fins et noueux, les aplats troués noir sur blanc.

L’histoire de Dix ans mêle d’emblée l’intime et l’urgence climatique. En quatre tableaux, nous suivons l’évolution – menacée depuis l’origine – d’une enfant atteinte de mucoviscidose. On lui donne dix ans. Tous les dix ans : on lui donne dix ans à vivre. Caroline Lamarche distille les pensées de la jeune fille au fil des contraintes qui la ceignent depuis sa naissance, le suivi médical, familial, psychologique. Les mots ne tranchent pas pour cingler. Ils ne cherchent pas l’effet, disent avec pudeur mais sans adoucir inutilement les angles, l’injustice d’un sursis. Un drame total.

Les premiers tableaux – car il s’agit, chaque fois, de tableaux, parfois en doubles pages, parfois muets, ou étoilés d’éclats du monologue intérieur de la jeune fille – donnent immédiatement une grande place (ou une parole, pourrait-on dire aussi) aux arbres, ténébreux, immenses et fins, aux feuilles qui tapissent leurs racines et la terre qui les porte, emplie de vie comme de sa décomposition. Nous plongeons vite dans l’élément terreux; la forêt nous regarde la regarder mourir, elle semble bruisser en silence, disparaissant sous l’ère du réchauffement climatique. Ce sont des radios qui transmettent les (apocalyptiques) nouvelles du monde et ce sont des radios d’arbres que Paul Mahoux met en scène dans sa narration, semblables à celles des poumons malades. Les espaces naturels, de bocages, de sous-bois, capturés sur le vif, derrière un appareil photo, une vitre de train, accueillent les questions sans réponses, les prières silencieuses, les bras qui disent l’impuissance comme l’espoir. La forêt peuple, porte ainsi avec ses stigmates, le récit du combat individuel et collectif. Ses branches sont les bronches que la maladie empêche de faire fonctionner, elles s’accrochent aux bâtisses en friche, elles respirent mal et malgré tout et pour combien de temps, encore. 

lamarche mahoux dix ans extrait

Extrait de « Dix ans »

La jeune fille y grandit non loin, passe contre toute attente les portes de l’adolescence, puis de l’âge adulte. On la voit s’accrocher à la discipline médicale ou s’essayer aux tentations de son âge – et y risquer sa vie, rêver à une existence sinon « normale » du moins « heureuse ». La philosophie lui apporte de quoi, littéralement, apprendre à (aimer) vivre dans une situation désespérée qui oblige à regarder le monde autrement qu’avec désespérance. À trouver une manière de poser un regard sur ce qu’il est possible de faire, selon ce que Levinas – qu’elle affectionne – dit d’ailleurs, au sujet de la liberté : « Être libre, c’est faire ce que personne ne peut faire à ma place ». Tout le roman graphique soutient ce message politique, est un appel à l’action, au saisissement de soi, des lieux, des armes, en conscience collective et solidaire aussi, devant la catastrophe qui advient. La planète meurt comme la jeune fille : on lui donne, à elle aussi, dix ans. Dix ans avant d’arrêter de respirer. Les combats écologistes, anti-racistes, féministes, se nouent au fil des pages et dans les dessins comme un mycélium résistant. Caroline Lamarche balaie du regard, amplement et radicalement, avec Paul Mahoux, notre époque tout entière liée à un destin condamné – sauf si. 

Tous deux mettent en lumière des traces de celle·ux qui luttent avec l’espoir et celle·ux qui le font pousser, à la ZAD de la Chartreuse à Liège, dans les excavations salutaires de l’histoire des penseuses et des créatrices, dans les militances que la lucidité allume. Ce livre parle avec force, implacablement, avec et pour toutes les personnes qui se savent atteintes d’un mal incurable, sauf si, peut-être, nous faisons ce que personne d’autre ne peut faire à notre place. 

Maud Joiret

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