Laurent ROBERT, Sans morale, Toute chose, 2023, 132 p., 10 €, ISBN : 978-2-492843-27-3
Il y a quelques années déjà, nous avions été séduits par un ouvrage de Laurent Robert (Sonnets de la révolte ordinaire) publié par la belle maison lyonnaise, Aethalidès. L’auteur, une fois encore, nous surprend avec ce nouveau recueil intitulé Sans morale et publié aux Éditions Toute Chose. On retrouve ici le soin apporté à la mise en page que rehaussent le choix du format à l’italienne ainsi que des illustrations baroques dues au graveur florentin Giovanni Battista Bracelli (1584-1650). Gravures d’une modernité étonnante qui représentent des corps aux formes géométriques dessinant une étrange mécanique de couples qui danseraient une sorte de valse un peu trop parfaite. La sexualité, la sensualité des corps, la complexité des relations humaines délimitant, parmi d’autres, un triptyque thématique cher à l’auteur.
Relations humaines Effacement progressif Passion absente
Étreinte rare
Informations échangées Salutations mécaniques Œillade acide
Vieillissement constaté
Forme touchable Forme intouchable Forme indifférente
Catégorisation sèche
Mais, on le constate vite, l’originalité du recueil est à trouver ailleurs. Comme il avait pu le faire avec d’autres formes (le sonnet, le haïku), Laurent Robert s’empare ici encore d’une contrainte particulière qui lui permet de distiller ses sujets de prédilection, éclats du quotidien où la somme des petits riens fait la substance des choses. La forme choisie par l’auteur est très particulière puisqu’elle se réfère à la « morale élémentaire », une forme fixe à l’architecture complexe et inventée par Raymond Queneau qui en fera le titre de son dernier recueil en 1975, un an avant sa mort. Un livre que Queneau avait pensé publier sous le pseudonyme d’Augustin Mignot et qui fait la part belle à l’inspiration asiatique en multipliant, dans un fatras réfléchi, les incessantes collisions de sens.
Le choix de cette « poésie spatiale » permet une fois de plus à l’auteur d’aborder des thèmes aussi divers que la vanité, l’arrogance, la politique, la mort, la joie, la guerre tout en jouant dans l’écriture avec les sonorités, les rimes, les répétitions. La surprise venant du téléscopage entre la fixité, la rigueur de la forme et les sujets envisagés. Les cent poèmes regroupés ici sont autant de tranches de vies résumées à l’essentiel, sans fioritures mais non sans gravité parfois. La profondeur de ces « poèmes-accidents » est bien présente et nourrit le lecteur qui peut néanmoins être désarçonné de prime abord par cette suite de séquences poétiques. Mais la sorte d’interlude de sept vers d’une à cinq syllabes pensé par Queneau et qui se place au milieu des autres syntagmes poétiques permet en quelque sorte au lecteur de reprendre son souffle . C’est en somme par là que le lecteur, peut-être perdu, réintégrera le poème.
Nuit silencieuse Nuits-Saint-Georges Bouteille bue
Baisers capiteux
Phrases longues Ponctuations caressantes Injures mutuelles
Dureté croissante
Sensations mesurées Sens contrôlés Retenue classique
Climax loquace
La toile d’un peintre
Mineur a veillé
Sur les vêtements
Épars le chaos
Sans civilité
Le théâtre extrême
Des chairs tutoyées
Slip rajusté Divan jaune Ruban rouge
Lune pleine
Faisant feu de tout bois, de l’anglicisme à la citation latine en passant par l’italien ; en référence à des auteurs qui font partie de sa constellation ou en citant une marque de bière, les poèmes de Laurent Robert composent une symphonie d’airs morcelés qui chantent le monde où l’esprit s’ébat dans la structure, tout cela sans injonction ni morale !
Rony Demaeseneer