Un montage bout-à-bout

Un coup de cœur du Carnet

Sébastien FEVRY, Entre nous les proies les plus dangereuses, Cheyne, coll. « Verte », 2023, 89 p., 19 €, ISBN : 978-2-84116-330-4

fevry entre nous les proies les plus dangereusesAprès la ligne qu’il avait adoptée dans Solitude Europe et Brefs déluges, Sébastien Fevry s’oriente vers un langage poétique nouveau en empruntant ses matériaux non aux grandes questions humanitaires, mais à l’un des plus vastes gisements imaginaires de notre temps : le cinéma. Chacun des textes d’Entre nous les proies les plus dangereuses, en effet, donne l’impression de décrire succinctement une brève séquence filmée, mais aussi sa résonance dans l’esprit et la sensibilité du spectateur.

Compte tenu de l’ampleur et de la diversité incommensurables du corpus, cette démarche offre à l’exploration et au butinage un espace de liberté quasi infini. Certes, rien ne prouve que tous les poèmes du recueil reflètent une scène audiovisuelle préexistante : certaines ont un caractère éclectique, d’autres sont peut-être totalement imaginées, l’auteur renonçant à fournir toutes ses références, « ce qui aurait d’ailleurs comme inconvénient de fixer le défilement des images. » Le mot « défilement » est essentiel : c’est le recueil tout entier qui est conçu comme un film, mais un film-montage rapiéçant des fragments de toutes origines, après que le poète ait opéré un dépeçage minutieux dans sa cinémathèque personnelle. De plus, sur les sept sections qui composent le livre, la troisième et la dernière couvrent bien davantage qu’une simple séquence, signe probable d’une secrète préférence. Quel peuvent être alors, pour le lecteur, le sens et l’intérêt d’un tel patchwork ?

On s’en aperçoit vite, l’assemblage n’est pas hétéroclite. S. Fevry ne cache pas son attirance pour la culture américaine contemporaine – films, séries télévisées, chansons, poésie narrative –, d’où résulte une certaine cohérence de son imaginaire poétique, lequel pourtant ne verse jamais dans les clichés exotiques. Les décors des séquences successives présentent des motifs répétés tels que la colline, la voiture, la rivière, la chambre, la musique, le paysage hivernal, la ruine et la rouille, éléments banals dont le pouvoir d’accrochage vient simplement d’être visés par la caméra. Souvent, un zoom sur tel détail précis permet de mieux concrétiser la scène : joues saupoudrées de rose des supportrices, canapé recouvert d’une couverture indienne, pommes alignées sur le rebord des fenêtres.

Dans chaque extrait, les personnages sont peu nombreux, guère plus de deux. L’un est fréquemment désigné par « tu », expression d’une familiarité que vient parfois renforcer l’usage du « nous », comme si le poète faisait lui-même partie de la distribution ou s’identifiait à l’un des acteurs : l’osmose ne cesse de se réactiver entre les deux côtés de l’écran. Il est souvent question d’un vieil homme, d’oiseaux, d’activités sportives, mais jamais de cow-boys, de zombies ou de serial killers. L’attention n’est donc jamais dirigée vers l’extraordinaire ou le spectaculaire, mais au contraire vers la charge de sens et d’émotion que peuvent receler les scènes apparemment les plus ordinaires.

Si les deux recueils précédents de S. Fevry abordaient de grandes questions collectives, Entre nous […] se présente comme plus individualiste, mais en évitant avec brio le piège de l’égotisme. Ce collage bout-à-bout, en effet, ne forme ni un récit, ni une confession. Chaque séquence fonctionne comme une métonymie dont le « tout » reste inconnu. Quelques constantes néanmoins retiennent l’attention. À plusieurs reprises notamment, il est question d’un retour vers le passé, sous les espèces de la nostalgie, d’un accident ancien, de fresques préhistoriques, de souvenirs de jeunesse. Quasi toutes les scènes comportent une dimension de frustration ou de déception, franche ou tamisée, éclairée de temps à autre par un rayon d’espoir ou de gaieté. Le poète donne l’impression de rôder sans cesse autour d’une zone qui lui reste une énigme – et la restera tout autant pour le lecteur. Il faut éviter, écrit-il, de fixer artificiellement la manière dont les images « font paysage à notre insu ». Cette métaphore du paysage n’est pas à prendre au sens pictural : les éléments ne viennent pas s’y organiser en fonction d’un projet préétabli et totalisant, mais se juxtaposent les uns aux autres au fur et à mesure qu’ils ont été prélevés. La logique à l’œuvre est évidemment celle de l’impulsion affective, irraisonnée. Qu’est-ce qui nous touche dans une scène filmée, et pourquoi ce peu nous touche-t-il ? Précisément, qu’il vienne faire écho à un sentiment dont nous n’avons pas conscience, et qui pourtant importe plus que d’autres, qu’il relève de la souffrance, de l’amertume ou du désir.

Daniel Laroche

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