Féerie géopoétique

Un coup de cœur du Carnet

Eugène SAVITZKAYA, Fou de Paris, Minuit, 2023, 145 p., 17 € / ePub : 10,99 €, ISBN : 978-2-7073-4938-5

savitzkaya fou de parisAu milieu de la tectonique des plaques de la littérature francophone, les livres d’Eugène Savitzkaya sont des forêts où vivent des êtres en marge qui tressaillent dans un ballet de phrases remontant le cours du fleuve de l’enfance. Il y avait le Fou de Vincent d’Hervé Guibert. Il y a désormais la féerie sans égale, le livre le plus libre de tous les temps, Fou de Paris, qui, venant après Fou civil (1999), Fou trop poli (2005), brame, feule, tisse sa toile autour d’Hégésippe, celui qui a tout perdu en perdant l’aimée, celui qui endosse la flânerie comme une première peau, promeneur poète qui, comme les bouffons des rois, profère les vérités du temps, démasque l’imposture des pouvoirs. À l’écart des vivants et des vivantes « fabriqués et fabriquées à la chaîne », qui endurent confinement et joug sous l’ordre « « serrez-vous la ceinture », Hégésippe danse, vaticine, l’amour perdu collé à ses pieds de bête sauvage.

Des êtres humains abusent de leur pauvre pouvoir, portant les masques chatoyants du dernier cri à Paris, faces de mandarins se mêlant à la foule, foule de semblables, vous, tu, nous ils, sériels, absolument sériels comme des timbres mouvants aux effigies diverses, crânes de diverses formes, hauts ou bas, ridés ou pas.

Double de l’auteur, Hégésippe Moreau rompt avec la sérialité de ses congénères, entouré d’une tribu de fous, de folles en rupture de ban. Même si l’aphorisme est mal traduit, frauduleux, Kafka a écrit dans son Journal « écrire, c’est sauter hors du rang des assassins ». Eugène Savitzkaya est l’écrivain qui saute hors des fourches caudines de la sérialité, hors des Lettres assassinées. Se prénommant tantôt Hégésippe, Casimir, Jongleur…, le personnage ravive le fantôme de l’écrivain et poète bohème du 19e siècle Hégésippe Moreau, lequel dédia ses contes à la fille d’un imprimeur de Provins. Le fou qui n’a gardé de l’aimée morte qu’une écharpe qu’il porte au cou confectionne des trésors de choses, de mots, de pensées à l’attention de l’amoureuse, la « belle morelle, la jeune fille de Provins ». Cet artisan d’une géopoétique fait jaillir l’amour sur les pierres des trottoirs, observe les hommes et les femmes qui, marchant vers la banque, veulent du blé, de l’épeautre. Fable poétique et politique, articulé autour de ritournelles qui vont et viennent, bâti comme un rêve où court le souffle de François Villon, Fou de Paris plante la littérature dans le sang des bêtes promis à l’abattoir, dans Paris « cité du sang », peuplée de massacreurs et de spectateurs amateurs de tueries.

Mangeurs de viande morte, entendez-vous le chant des animaux estampillés, les braiements de l’âne à saucisson, le bêlement si doux des brebis et des agneaux pour les délicieuses saucisses piquantes, le chant de la vache à lait et à chair, le chant de son petit au museau si doux (…).

Dans Qu’est-ce que la Philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent : « et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. » S’il est un auteur qui, après Kafka, épouse et incarne cette ligne de pensée de Deleuze et Guattari, c’est Saviztkaya. D’une beauté plébéienne et royale, depuis Les lieux de la douleur, Mongolie, plaine sale, Mentir, son univers, ses romans, ses recueils de poèmes creusent la sève de la langue afin de faire entendre la vie des animaux et des plantes dont il est le traducteur complice, le frère en chlorophylle et en plumes-écailles. Une odeur de fin du monde, d’apocalypse plane sur les lumières de la fête. Avec Lenz, avec Robert Walser, Hégésippe, l’ancien artiste capillaire, désormais barde, a en commun l’errance et l’expérience des métamorphoses en homme-animal qui, parfois, s’interroge afin de savoir s’il n’est pas déjà mort. Dans cette comptine qui monte à cru les folies de notre temps, qui creuse les terriers de l’enfance, Savitzkaya fait se lever les mondes des silures, des louves, des koalas, des tulipiers, des ginkgos, des saules, des eaux de la Seine. Les peuples de la nuit sortent des fourrés ; le « fou du dictionnaire », les chants des Kabyles, des Africains du Togo et de la Haute-Volta, des Polonaises, des Rifaines élèvent leurs clameurs qui arrachent les masques d’une humanité formatée. Fou de Paris ou l’éblouissement des sortilèges. Un livre inouï, rare comme une panthère des neiges.

Véronique Bergen

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Un extrait de Fou de Paris

Un extrait proposé par les éditions de Minuit