André DOMS, Écrits du voyage, 3 vol., Herbe qui tremble, 2019 : Italiques, 208 p., 18 €, ISBN : 978-2-918220-83-1 ; Ibériques, 254 p., 18 €, ISBN : 978-2-918220-85-5 ; Balkaniques, 220 p., 18 €, ISBN : 978-2-918220-84-8
Le poète André Doms nous livre, en trois denses volumes – Italiques, Ibériques, Balkaniques -, ses Écrits du voyage. Portés par une invocation vibrante : « en soi et par soi-même, le voyage m’emporte, m’ouvre, et je m’y adonne comme à un alcool de vie ».
Attirée par Italiques, je lisais avec plaisir : « l’Italie, première qui me donne à vivre les clartés méditerranéennes, physiques et métaphysiques ».
Son rapport majeur à l’Italie fut littéraire. De la rencontre avec l’écrivain et traducteur Franco Prete et quelques amis, initiateurs de la belle aventure d’Origine, pariant sur la reconnaissance mutuelle des poésies italienne et française, incarnée par de nombreuses publications alliant ferveur et rigueur, à la lecture inépuisable de poètes et romanciers, épinglant les Carnets de Dino Buzzati qui, « avec leurs réflexions, imaginations, apologues, angoisses et fantasmes, font un chant terrible de la solitude humaine ».
Nous partageons ses périples, ouverts aux occasions inopinées, se défiant des programmes trop bien dressés, peu friands d’anecdotes, mais retenant celle de sa colère noire, presque fatale, quand il trouva, lors d’un séjour à Rome, la Galerie d’Art moderne « exceptionnellement » fermée…
André Doms nous emmène à Naples, « l’inouïe, la plus folle des villes ».
Ne cache pas ses inquiétudes pour Venise : « ce n’est pas seulement que Venise s’immerge : elle disparaît avec ses quelques milliers d’insulaires qui la fuient au Carnaval, aux mois d’une invasion en passe d’être permanente. L’homme tue plus sûrement que l’eau ». Ironisant au vol à propos de Philippe Sollers qui ne manque pas de se citer dans son Dictionnaire amoureux de Venise, « quelque part entre Shakespeare et Strawinski ».
Il nous rend présente Rome, où il a enchaîné six résidences à l’Academia Belgica, et qu’il a explorée, admirant souvent, déplorant parfois (« la gigantesque pièce montée (blanc cru) du monument à la vanité de Victor-Emmanuel II ») ; déroulant des pages d’histoire tout en flânant d’églises en rues animées, de musées en jardins. Rome, aux yeux de Montaigne, qu’il évoque volontiers, « seule ville commune et universelle. »
Le voyageur vagabonde à travers la Sicile. « De traverser le centre montagneux de la Sicile m’a intrigué, comme s’il recelait une autre façon, ou raison de vivre, comme s’il s’agissait d’un autre monde, refermé, proche des sources et de la mort. »
Salue les splendeurs de Ravenne, son univers de mosaïques, reflétant la magnificence et la fragilité d’un temps de transition.
Dernières étapes, dernières images, impressions, émotions.
« M’enchantent dans Bologne ses polyphonies de rouges, du rose au malvacé, du bordeaux à l’orangé, de l’incarnat au grenat, des pourpres même, des safranés ou violette de Parme ». Bologne où, dans l’atmosphère intime de la Via Fondazza, où vécut Morandi, il ressent profondément sa peinture qui « trans-pose le réel, ses images toutes en teintes nuancées, qu’on dirait brouillées, approximatives, alors que leur approche en révèle la fidélité pénétrante, qu’une brume de lumière y saisit et rend presque palpables les rapports mouvants de formes simples, boîtes, bouteilles, flacons d’atelier ».
Parme, Mantoue, Lucques et le souvenir de Puccini, Pérouse où il retrouve « une sensation de plein-vivre »…
Comment aussi séjourner en tous lieux d’une Italie qui vaut une vie ?
Fasciné par l’Espagne où, dès ses dix-huit ans, il se rend chaque année jusqu’en 1965 (il a alors la trentaine), enseignant le français et l’espagnol, André Doms consacre tout naturellement un volume d’Écrits du voyage à de foisonnantes Ibériques.
Il y dessine ses multiples séjours, laissant ici ou là percer l’amertume lorsque, revenant après une longue absence en des lieux aimés (durant vingt ans, il a déserté l’Espagne), il les découvre changés, déparés, sinon gâchés par « l’industrie des tour-opérateurs ». Telle Grenade, qui l’avait tant charmé, ravi, et qui lui paraît, en 2011, « une ville forcenée, déboussolée ».
Sur ses pas, nous nous promenons à Tolède où « a peint, fut inhumé et oublié trois siècles El Greco avant que, ressuscité par des ‘aficionados’, on finît par l’aduler ». De Séville à Cádiz, « éblouissement sur sa pointe de terre, estimée trimillénaire », sa cathédrale, la crypte où repose Manuel de Falla.
À Madrid, évidemment (hommage particulier à Goya, visionnaire de génie). Ou encore à Avila…
Voyage sans fin, qui se déploie aussi au Portugal et jusqu’au Mexique où André Doms accomplit deux séjours exaltants.
Ce grand voyageur, aux antipodes du touriste, regrette le déclin aujourd’hui de « l’état profond du voyageur, cet état de confiance au monde… de présence à soi, de disponibilité aux autres, de curiosité ».
Voyager, médite-t-il au fil d’Ibériques, « nous ‘divertit’ de l’excès de nous-mêmes, on y est relativisé, porté à l’échange, plus conscient de ses domaines et de leurs frontières, dans un esprit de coopération. Ce qui ne s’opère pas aisément en chambre. Pour s’épurer et s’enrichir à la fois, on doit s’oxygéner ».
La traduction, « un substitut du voyage »
André Doms s’est consacré des années à la critique et à la traduction, pour lui « un substitut du voyage ». Rédacteur du Journal des Poètes, entre 1976 et 1991, il y fait paraître des traductions d’auteurs de langue catalane ou espagnole, plus tard hongroise, slave. Choisissant de préférence de mettre en lumière des poètes de l’ombre, des marges, en retrait de la vie littéraire.
On se souvient qu’il fut aussi enseignant et on l’écoute avec un sourire conclure : « Après trente ans de magistère je ne suis maître en quoi que ce soit ; j’ai des manières, mes manies, aucun système.»
À des rhétoriciens un peu désemparés après qu’il eut démonté en classe les idées de X ou Y, venus lui demander que croire, à qui se fier, il répond en les invitant « à cheminer, à chercher en et par eux-mêmes ».
Nous accompagnons enfin ce voyageur impénitent, toujours curieux de l’ailleurs, attentif, ouvert à l’autre, par les routes de Balkaniques.
Son attrait pour l’Est remonte loin (« À vingt-trois ans, je franchis la frontière aujourd’hui slovène et m’aventure en Yougoslavie titiste jusqu’à Sarajevo et Dubrovnik… ») et ne s’est jamais démenti. Tout au contraire, il s’est approfondi, imprégné d’émotions au cours des voyages.
Son ton, ici, se fait plus personnel, parfois presque confidentiel. « Aucun de mes choix, mes élagages existentiels (universitaire, social, affectif…) ne fut d’abord pensé ; ils relèvent d’un tâtonnement intuitif que des raisons ‘sur-venues’ prétendent justifier ou atténuer. Et la poésie de cheminer, stagner ou jaillir, en concordance. »
Aux saisons de sa vie correspondent ses âges poétiques. Ainsi, note-t-il, « Dans mes années 1980, liées aux Balkans et grâce au foisonnement d’activité traductrice qui s’offre et m’accapare par sa portée existentielle, je tends à une poésie d’incarnation humaine. » « Orienté par et dans la réalité, je fabule la fable du monde. S’il manque la force de contrecarrer l’accablant, à l’immanquable, en moi répond un détachement – non résignation mais retrait, mise entre parenthèses – l’animal ne bronche plus, s’accroche au nœud secret : c’est lui qui me requiert, jusqu’à ce qu’une fulgurance de ferveur m’ébranle et ravive en moi le questionnement d’être. »
On entrevoit ses « faufilages de frontières, les équipées en Renault 4 bourrée et résistante à toutes les routes, de Souabe en Thrace ».
On le suit au cœur de Bratislava où il sent vivre cet « Ulrich / Musil, lu et relu » « Loin d’une Vienne bureaucratique et cocardière, Bratislava chaleureuse et plus secrète incite à déambuler pour en saisir les nuances ».
Horizons, sites, rencontres se succèdent.
Dans son sillage on voudrait embrasser les paysages, pénétrer les musiques de Bartok, Kodaly, Enescu, se remémorer les sculptures de Brancusi, les accents de Tzara, parmi tant de noms rayonnants.
On tente d’approcher les différentes communautés, cultures, coutumes ; les traces de l’histoire. On se perd un peu, mais il nous rend l’envie d’aller de l’avant. « Comme la Serbie ou la Macédoine, la Hongrie me fut terre élue. » « C’est un signe que désormais je me souvienne de certaine Hongrie. » Et de raconter avec humour : « au général russe qui s’esclaffe en apprenant que le gouvernement compte un ministre de la Marine, le Magyar réplique : ‘Vous avez bien un ministre de la Culture’ ».
Signe encore « que j’aime à me souvenir de certaine Yougoslavie. » Skopje, son point d’attache, Struga, Ohrid-la-belle, qui recèle parmi ses trésors le monastère Saint-Clément, remarquable musée d’icônes… Et d’évoquer un moment de grâce à Vukovar, « dans la lumière ambrée, l’un de ces instants où s’étend et se condense ensemble le bonheur d’être ». Mais le ciel ne tardera pas à s’assombrir, virer à l’encre…
N’oublions pas ce voyageur sensible, qui prend le temps d’habiter un lieu, de le comprendre, de s’en imprégner. « On peut voyager sans but avoué ni destination précise – jamais à l’aveuglette, comme on ne parle ou vit sans quelque sens, orientation secrète, présomption, pressentiment – jamais non plus impunément. Pas de voyage gratuit. »
Francine Ghysen