L’infini chez soi

Bernard VISSCHER, Ceci n’est pas, Murmure des soirs, 2023, 160 p., 20 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-93123-509-6

visscher ceci n'est pasBernard Visscher, dans une autre vie, a travaillé dans l’audiovisuel (courts-métrages, longs-métrages, dessins animés), déclinant différents registres (producteur, réalisateur, scénariste). Un sacré bagage pour un (faux) débutant en littérature, et son premier roman, Rendez-vous incertain, n’a pas décroché le prix Saga Café 2022 par hasard. 

Ceci n’est pas, et Magritte sur la couverture. Ce deuxième roman est-il un hommage au surréalisme ? Qu’on associe à l’identité belge quand j’y vois, comme d’autres, le déploiement maximalisé d’une facette du réalisme magique, qui ancre plus largement la belgité depuis Bosch et Breughel. Mais restons sur les rails du livre et de l’auteur. Ceci n’est pas, après Rendez-vous incertain ! On intuitionne une prédilection de Bernard Visscher pour la mise en question du réel.

Le récit démarre dans la normalité, consignée avec précision :

Le décollage eut lieu à l’heure exacte : 10h23. Le ciel d’un bleu très pâle au-dessus de Bruxelles invitait à un vol serein et pas un souffle de vent ne gêna l’élévation de notre A320. 

Réalisme et bonhomie apparente. Adam, le jeune narrateur, quitte Bruxelles pour rejoindre son amie étudiante à Coimbra, au Portugal. Lilia, « dotée d’une personnalité libre et déterminée », « choyée par la nature », y accomplit un master en sciences fruitières. Une atmosphère idyllique se profile, d’amour et de vacances. Où sont les crustacés ?

Le fantastique, très vite, s’insinue. Via un fait majeur et de premières salves indicielles : une tempête tropicale détourne l’avion et celui-ci doit se poser sur « l’aéroport de Hrihichro », dont notre héros n’a jamais entendu parler ; les passagers masculins ont quasi tous « le crâne chauve et lisse », les femmes des chevelures « abondantes, dont certaines ébouriffées à l’excès ». Sur place, le malaise s’accentue. Son Iphone ne fonctionne pas, les voyageurs l’ignorent, le personnel nage dans l’indifférence. Le vertige saisit notre narrateur (et le lecteur) face à « cette cité où je m’égare comme dans un labyrinthe » : les décors semblent appartenir à une autre temporalité, les habitants être « de consistance incertaine ».

Adam va se balader dans la ville énigmatique, apercevoir un train et chercher une gare qui n’existe pas, empêchée, emprunter un tram pour gagner une cité voisine, Delpho, qu’un train relierait à Lisbonne, d’où il pourrait enfin atteindre Coimbra. Vivre bien des rencontres. Intellectuelles, physiques, oniriques. Partir, revenir. Suivre une femme qui pourrait être Lilia, ou pas. Être lui-même suivi par un policier aux allures de gangster sinon d’assassin. Adam… Monom ! « Adam » ! Le premier homme, l’humanité mise en abyme ? « Monom » ! Une indétermination revendiquée, un délestage du réel ?

Dans la première phase de la lecture, on est ravi par la fluidité de la narration, l’écriture, l’intertextualité, des atmosphères dignes d’un Carino Bucciarelli (un lâcher de choucas libère d’ailleurs un étrange écho au remarquable Nous et les oiseaux). Puis on peut caler (brièvement) face à un récit cédant au ludisme : on est au cœur d’un univers parallèle de peintres et de peintures (Hririchro renvoie à Chirico, Delpho à Delvaux, etc.), où Adam passe d’un Dali à un Magritte, échangeant sur leurs carrières, leur art, etc. In fine, on s’abandonne tout entier à la recommandation de l’auteur, au voyage surréaliste :

« (…) je décidai pour la première fois depuis mon invraisemblable débarquement à Hririchro, de ne plus me hâter, de me laisser bercer par les seuls souffles du vent. Lilia attendra… »

Ne plus se hâter, poussé par le mystère, mais profiter des mille et une saillies du texte :

« (…) j’aime susciter le mystère, utile à la vie des idées… » ;

« (…) Seule la peinture peut expliquer la peinture… Il en est de même avec les fleurs : pouvez-vous les cueillir avec des mots ? »

Mais… « Lilia attendra… ». Au-delà d’une ode au surréalisme et à la belgitude, d’une confrontation à la solitude ontologique et à la nécessité de la rencontre, Bernard Visscher ne pointe-t-il pas l’insondable abîme qui sépare hommes et femmes, la dramatique posture qui arcboute irrésistible attraction et incapacité à se comprendre, se fondre pleinement l’un dans l’autre ?

Tu es l’homme que j’aime, Adam, tel que tu es. Et ne change pas. Mais comprends… que je ne te comprends pas ! 

Dans Ceci n’est pas, Adam finit par percuter la difficulté du choix, entre les caps de l’enracinement et du grand large : vie ancrée dans la réalité ou dévolue au sur-réel de la fiction et de l’art ?

Où suis-je, ici ou ailleurs, ou nulle part ! 

Philippe Remy-Wilkin

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