Les petits cailloux du conte…

Philippe LEUCKX, Le traceur d’aube, aquarelles Caroline François-Rubino, Al Manar, coll. « Poésie », 2023, 102 p., 20 €, ISBN : 9782364263864

leuckx le traceur d'aubeLes éditions Al Manar, sous la direction d’Alain Gorius, publient non seulement des livres de très belle facture, mais ils sont aussi consacrés à l’espace méditerranéen : auteurs et autrices du Maghreb ou du Machrek et livres d’auteurs d’ailleurs ayant pour thématique ou évoquant des lieux de la Méditerranée et de son pourtour. C’est le cas de ce dernier recueil de Philippe Leuckx, né d’un séjour à Rome et mentionnant aussi la ville portuaire de La Spezia : il n’y faut pourtant pas voir un récit ou des poèmes de voyage au sens premier du terme. Le traceur d’aube, qui est aussi un traqueur d’ombre, est à la fois le voyageur et le poète, confondus tous deux dans la même recherche d’un espace intérieur. La ville, la chambre, les murs y sont les traces tangibles, parfois opaques, parfois éclairées grâce aux fenêtres ouvertes, aux perspectives, à la lumière, aux souffles,  d’un monde où se dessine une géographie intime. Au-delà d’un paysage, d’une atmosphère concrète, d’une scène de vie, d’une description, le poète poursuit une exploration de soi dans son rapport à l’écriture et au monde. Il y désigne, dans une exploration à la fois phénoménologique et symbolique, les questions les plus essentielles qui se posent à l’être humain.

À la buée sur la vitre qui s’interpose entre la réalité et le réel, le poète — le traceur d’aube — oppose le souffle qui l’efface « et dessine / un enfant / ensommeillé de beau ». Le poème est le véhicule d’un éclaircissement du monde, d’une découverte d’un au-delà de l’apparence, d’un retour aux sources. L’adjectif confiné revient à de multiples reprises dans ces poèmes relativement courts ou circonscrits, nullement bavards ; il se trouve renforcé par des substantifs nommant des espaces clos ou aveugles, ou des états sensoriels et psychiques évoquant la tristesse, l’enfermement, la perte, la tristesse, l’éloignement, la solitude. Le poème serait-il alors aussi un exorcisme ?

J’ai habité mon souffle
d’un peu de résistance
à force de vivre ainsi
coupé des rues vives
le cœur en vient
à prendre mot
pour un rien de présence

Celui qui cherche l’aube ne le fait pas seulement en épousant la clarté du jour ; son autre visage, celui du traqueur d’ombre, longe sa vie à l’aune / des jours perdus : il n’est pas d’accès à la lumière sans devoir traverser la nuit obscure de l’âme.

Traceur d’aube.
Traqueur d’ombre.
Sans cesse.
D’un volet l’autre.
Entre lumière naissante
et repli en refuge.
Au cœur des mots.
Dans cette chambre
de l’écriture.

Les poèmes explorent les espaces naturels et les profondeurs d’une sensibilité entre pérennité et fugacité, fixe et figé, confinement et mouvement, murs et fenêtres :

[…] Vivre je veux bien
mais dans quel espace
qui ne soit pas
clôture esseulement ?
 

Les aquarelles figuratives mais épurées de Caroline François-Rubino épousent cette qualité du poème à dire le jeu perpétuel des mouvements de la vie et du cœur humain. Un des plus beaux poèmes de ce livre y fait écho en évoquant l’eau, la couleur, la lumière :

Le poème vient comme une eau
un baume.
Tu regardes ta vie à l’aune
des joies des peines
des séparations.
Tout a l’éclat du cœur
émotions déflagrations.
Les mots portent la lumière
diverse d’un temps
polychrome.
Tu vis dans l’instance
ouverte.

Entre absence et présence, nous trébuchons souvent et nous heurtons à la souffrance de l’existence. Comme le chien attaché qui jappe et appelle à sa liberté, l’homme éprouve aussi cet appel du lointain et du plus haut que lui. Il est pourtant des signes, en cette déshérence existentielle et spirituelle, qui indiquent le mouvement, l’ouverture et la rédemption. Tout n’est pas inéluctable. Dans l’image des trois petits galets, « entre bleu et gris », « veinés à peine du blanc de la ville »  évoquée dans le premier poème où ils sont associés à la mémoire et à une forme de perfection, puis reprise à l’antépénultième, et qui évoque alors la guérison et l’ultime présence, le poète signale ce qui demeure tangible au sein de l’effacement même. Ces poèmes, ces galets ce sont les petits cailloux du conte, les balises mémorielles sur le chemin d’une réappropriation de soi, d’un retour à l’origine et au foyer de vie.

Éric Brogniet

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