Un coup de cœur du Carnet
Veronika MABARDI, Loin de Linden suivi de Adèle, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 280 p., 9 €, ISBN : 9782875685919
Cet automne, Veronika Mabardi est entrée dans la collection patrimoniale Espace Nord avec la réédition de deux textes à l’image de son œuvre, subtils et lumineux, originellement publiés par Émile Lansman. Pensés pour le théâtre, Loin de Linden et Adèle continuent de bouger en dépit de leur figement sur le papier, tant ils convoquent d’émotions et remuent les souvenirs, les langues et les cultures. Ces deux textes incarnent remarquablement le double sens de l’anglais moved, bref écho au plurilinguisme et au code switching[1] dont débordent ces histoires intimes exposées avec une grande conscience du système (ou contexte) dans lequel elles s’enracinent.
Clairette : […] Si tu veux comprendre, c’est le reste qu’il faut raconter.
Eugénie (revenant vers Clairette) : Le reste ?
Clairette : Ce qu’on n’a pas dit.
Eugénie : Et comment on va le dire, ça, si on ne l’a pas dit ?
Dans Loin de Linden, deux voix occupent simultanément l’espace et se contredisent de la même manière qu’elles se répondent : oblique, composant d’étranges reflets à travers des vécus profondément dissemblables. Au fil des mots se déplie cependant une forme de dialogue entre ces deux femmes, engagé par un petit-fils avide de réponses qui n’apparaîtront qu’entre les lignes. La parole est fantôme car elle circonscrit l’existence de disparues (Clairette et Eugénie dans Loin de Linden, Maria dans Adèle), mais aussi parce qu’elle invoque celles et ceux qu’on n’entend pas ou peu – qu’on n’écoute pas. Toujours, on retrouve chez Mabardi quelque chose de l’ordre d’une lumière lancée sur les invisibles. Un souci qui passe par questionner le regard dont on hérite, par prendre conscience du prisme à travers lequel on reçoit le monde.
Il a dit : Gendarme, je fais pas. Parce que gendarme, on se retrouve à taper sur les gens. Il avait travaillé à Gilly, à la fonderie, il était couleur. Quand il y avait un problème avec les ouvriers, en Wallonie, c’était les gendarmes flamands qu’ils envoyaient. Pour qu’ils se comprennent pas, que les gendarmes se mettent pas avec les ouvriers. Parce que si tous ces gens-là se mettaient ensemble…
Loin de Linden dit l’extrême pauvreté et l’exploitation de classe comme de genre, mais aussi l’intelligence de femmes espiègles, qui ont fui en dansant les chemins qu’on entendait tracer pour elles. Les deux récits manifestent les éclats d’une joie puissante, issue d’un rapport direct aux choses et aux vivants. On retrouve précisément, dans Loin de Linden en particulier, le talent de Veronika Mabardi à transcrire une parole encore chaude, comme échappée du corps à l’instant-même. De cette proximité continue de la sensation (spontanée) et du corps (« Descends dans ton ventre », intime Maria à Adèle) résulte une présence immédiate à la douceur et à la violence du monde, qui se double d’une attention étendue à toutes les existences.
Et le lundi, quand ma mère faisait le pain, je devais rester avec elle. C’était cuit sur le bois, ce pain. Et j’allais avec elle et elle tirait, entre les sapins, les branches sèches. Ah oui, ça doit être sec sinon ça brûle pas. Et moi je ramassais les branches et on rentrait à deux, avec notre fagot.
Avec ses allures de conte moderne, Adèle met en scène une relation de marrainage, schéma que l’on retrouve également dans Peau de louve (Esperluète, 2019). Liant une jeune femme désorientée à une femme plus âgée, qu’elle soit fée-pirate ou Sibylle sylvestre, il s’agit à nouveau pour Mabardi de débusquer l’extraordinaire dans les plis du trivial – l’amour et la sororité comme boussoles au cœur du maelström.
Assortie d’une postface fouillée signée par Laurence Boudart, cette très belle réédition est une fenêtre ouverte sur les thèmes qui habitent l’œuvre de Veronika Mabardi. Une occasion précieuse de diffuser largement les textes de cette autrice majeure, qui ne s’accommode d’aucun raccourci comme d’aucune frontière linguistique.
Rien n’a été déplacé. Même l’air est là où elle l’a laissé.
L’odeur de savon, de violette, de café froid. Rien n’a bougé.
J’ai ouvert les fenêtres, le vent est entré.
Louise Van Brabant
[1] En sociolinguistique, le code switching désigne le passage d’une langue à une autre au cours d’une même conversation (voire, souvent, d’une même phrase).