Interférences temporelles

Un coup de cœur du Carnet

Daniel FANO, Papier pelure : 1969-1999, Préface de Philippe Mikriammos, Flammarion, coll. « Poésie/Flammarion », 2024, 280 p., 22 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9-782080-435897

fano papier pelureHeureuse initiative due à Yves di Manno et Philippe Mikriammos qui nous permet de prendre aujourd’hui la mesure de l’importance de l’œuvre de Daniel Fano : préparée avec l’auteur de son vivant, cette édition couvre trois décennies de création poétique. Fano avait retrouvé des écrits de jeunesse, sur des feuilles de papier pelure quelque peu abîmées par le temps et l’humidité ; à ces inédits oubliés s’ajoute une réédition de ses premiers livres depuis longtemps épuisés : on trouvera donc des inédits composés entre 1969 et 1974, les recueils Souvenirs of you et Chocolat bleu pâle datant de 1980 ainsi que des poèmes des années 1980 à 1993, puis La nostalgie du classique (1997-1998) avant Pour (ne pas) finir, trois textes des années nonante. Elle complète avec bonheur la liste des titres de l’auteur encore disponibles après que Daniel Fano s’est replié dans une longue période de silence et avant son décès survenu en octobre 2019, nous laissant une œuvre essentiellement poétique, qui ne doit pas nous faire oublier qu’il fut aussi prosateur, essayiste et nouvelliste. Car, entre 2000 et 2019, Fano se consacra à « un impressionnant corpus de longues proses qui l’ont principalement occupé durant cette seconde période et qui ont fait l’objet d’une dizaine de recueils».

L’œuvre inclassable de Fano est « l’une des plus inattendues et des plus dérangeantes à nos yeux, non seulement de cette Belgique sauvage dont elle est naturellement partie prenante — mais de la poésie tout court, en France comme ailleurs, dans le dernier tiers du XXème siècle ». La position de Fano par rapport à l’institution littéraire et à ses modes et mouvements s’explique pour ainsi dire « Par retour du courrier » où il dit :

[…]. On ne peut pas
se prendre au sérieux
quand le monde a la beauté
de l’enfer.

Né dans une famille de résistants au nazisme en 1947 à Jemelle (Rochefort), Daniel Fano a vécu en France et en Allemagne avant de s’installer à Bruxelles. Il a travaillé de 1971 à 2007 au Ligueur, le journal de la Ligue des Familles : en tant que journaliste et chroniqueur, il y a œuvré à mieux faire connaitre la littérature pour la jeunesse. Il était entré en littérature en 1966, encouragé notamment par Joyce Mansour, Henri Michaux et Dominique de Roux. Sa reconnaissance fut favorisée par la place que lui fit Bernard Delvaille dans son anthologie La nouvelle poésie française (Seghers, 1974).  Publiée notamment au Daily-Bul, à la Pierre d’Alun, chez Traverse et surtout aux Carnets du dessert de lune, son œuvre littéraire est étroitement liée à ces maisons d’édition belges ouvertes à la singularité de son écriture. Car Daniel Fano occupe une place tout à fait originale au sein de nos Lettres.  Daniel Simon souligne :

Fano était un amoureux, un lecteur infini, un écrivain dans l’invention permanente de la fiction. Il a animé des revues ou collaboré activement… (Alice, 64_pages, Le Café des fées…). […] il a vite pratiqué une écriture singulière héritière de la modernité allemande et américaine […]. Il […] participe comme initiateur ou comme complice aux nombreuses aventures littéraires et intellectuelles des années 1960-1970 qui furent particulièrement fécondes sur le plan des éditions d’avant-garde et des revues littéraires. […] Il est devenu très vite un observateur extrêmement critique de notre monde et sa lucidité ne l’autorisait jamais à confondre histoire et idéologie.

Occupant une position singulière d’un point de vue institutionnel, à la fois en marge et impliqué dans la vie littéraire par son attention aux jeunes auteurs de l’époque ou à la littérature pour la jeunesse et aux paralittératures (roman policier, fantastique, science-fiction, bande dessinée), Daniel Fano pratique un type de poésie dans la continuité d’un certain surréalisme et de techniques plus contemporaines que l’on trouve notamment dans la littérature américaine des années 50-60 : collages, cut up, citations, emprunts à la publicité, métatextualité, références au cinéma ou aux fanzines et aux comics… Par ces procédés stylistiques, la variété de ses registres syntaxiques et sémantiques et avec un sens aiguisé d’un humour très personnel, il nous restitue l’atmosphère d’une époque bouillonnante où la contre-culture en même temps que le consumérisme cohabitaient de manière tout à fait électrique : différents personnages, historiques ou imaginaires, se croisent au cœur d’une série d’aventures évoquant notamment l’intrigue policière, la seconde guerre mondiale, la guerre du Vietnam, la guerre froide, la conquête spatiale, le cinéma et ses icônes, la « libération sexuelle », l’aviation, les voitures, la littérature, le grand capharnaüm d’une modernité épileptique, que le poète traverse comme ce visiteur / selon lequel / se donner en spectacle, c’était briser / l’imaginaire, c’était se retrouver / assujetti à l’imparfait. La guerre a indubitablement marqué Daniel Fano à travers l’histoire de sa famille ; ce thème est structurant. Mais ses poèmes témoignent d’un autre conflit qui en dérive et s’avère plus intérieur : l’effacement progressif de l’imaginaire et des facultés de symbolisation, donc de culture, par un envahissement matérialiste universel, où le remplacement de l’image par le cliché tient lieu de civilisation :

Les amants passent un acte à voix
obsessionnellement basse.
Borges réincarnation d’Homère, en sont
persuadés.
Les orchidées se détraquent ;
Il n’y a pas que la sodomie dans la vie,
il y a aussi le fujicolor
et le kodachrome.

Il s’avère prophétique sur les conséquences de cette mutation socio-technologique qui conduit au monde actuel, car Est-ce donc à ceci qu’ont / servi les années yéyé ? Sous le kaléidoscope langagier de Fano se devine un moraliste impitoyable de notre société humaine et de ses éternelles capacités d’autodestruction. Un poète majeur et unique dont la voix se révèle exemplaire après avoir été longtemps occultée : heureusement, le cinéma / muet n’a pas été inventé / pour les chiens.

Éric Brogniet

Un extrait de Papier pelure

Extrait proposé par les éditions Flammarion