Simon Leys, notre contemporain

Jérôme MICHEL, Simon Leys. Vivre dans la vérité et aimer les crapauds, Michalon, coll. « Le bien commun », 2023, 128 p., 12 € / ePub : 8,99 €, ISBN : 9782347002787

michel simon leys vivre dans la verite et aiemr les crapaudsRessaisir la cohérence, la puissance d’une œuvre, l’arracher aux malentendus durables qui n’ont cessé de la recouvrir, dissiper les lectures paresseuses dont elle est prisonnière : c’est à l’aune de ces trois ambitions que se tient l’essai que Jérôme Michel consacre à Simon Leys. Sinologue, historien de la peinture et de la calligraphie chinoises, traducteur de Confucius, Shitao, Lu Xun, Shen Fu, Pierre Ryckmans bouleverse le paysage intellectuel lorsque, en 1971, il publie sous le pseudonyme de Simon Leys, Les habits neufs du président Mao. Chronique dénonçant la tragédie de la Révolution culturelle, s’inscrivant à contre-courant du maoïsme en France, cet essai (publié par Champ Libre, l’éditeur de Guy Debord) retentit comme une bombe. Comme l’analyse finement Jérôme Michel, c’est son amour pour la Chine ancienne et actuelle, sa fascination pour une civilisation « autre » vue comme une figure de l’Esprit permettant à l’occidental qu’il est de se décentrer, qui le pousse à révéler ce qu’il perçoit comme l’imposture du Grand Timonier, le plongeon du rêve communiste dans le cauchemar du totalitarisme. Révéler les sombres dessous de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne », pourfendre un régime de terreur lui vaut d’être ostracisé, traité comme un paria.

Les exigences qui sous-tendent l’œuvre de Simon Leys, Jérôme Michel les condense dans le titre de son ouvrage, dans la conjonction de deux visées, « vivre dans la vérité » et « aimer les crapauds ». D’une part, épouser l’impératif moral et cognitif d’une quête de la vérité, d’autre part, en référence au titre d’un article de George Orwell, « Quelques réflexions sur le crapaud vulgaire », « ne jamais oublier de faire passer la beauté, la poésie, le frivole et l’éternel, avant la politique ».

Jérôme Michel nous livre les Habits neufs de Simon Leys, en dévoilant le moraliste épousant la foi catholique derrière le sinologue, l’écrivain et l’essayiste. « Simon Leys fut bien un hérétique de la paroisse intellectuelle », un dissident de l’intelligentsia qui alerta sur le virage totalitaire du maoïsme, sur la trahison de l’espérance révolutionnaire communiste, un homme qui appartient à la longue tradition des moralistes français, lecteur, commentateur de Roland Barthes, d’Orwell, de Liu Xioabo. Dans Ombres chinoises (1974), Images brisées (1976), Simon Leys poursuit sa radiographie de la Chine de Mao, fustige et se désole du devenir orwellien d’un pays qui, conséquence de la Révolution culturelle, travaille à la destruction de la pensée et de la culture chinoises. Simon Leys. Vivre dans la vérité et aimer les crapauds montre combien les analyses de Simon Leys demeurent pertinentes, éclairantes pour la lecture de la Chine après Mao, un pays devenu une superpuissance économique « amnésique », régie par un panoptique généralisé et autoritaire. De l’unique roman de Simon Leys (La mort de Napoléon) à la littérature perçue comme une « mauvaise herbe dans les plates-bandes des idéologues », de la lutte contre les idolâtries politiques aux réflexions sur le sens de l’expérience humaine, à sa sinologie comme expression de la fraternité, Jérôme Michel dresse le portrait d’un écrivain qui, par sa lucidité, son indépendance d’esprit, sa probité intellectuelle, demeure notre contemporain.

Simon Leys ne fut pas un maître à penser mais un maître de conduite ou de navigation par mauvais temps. C’est pour cette raison qu’il demeure exemplaire.

Véronique Bergen