Le sentiment amoureux n’a pas d’âge

Pierre YERLÈS, Oaristys : poèmes d’amour du soir, Préface de Ginette Michaux, Bleu d’encre, 2024, 117 p., 15 €, ISBN : 978-2-930725-66-6 

yerles oaristysNé en 1937, Pierre Yerlès est professeur émérite de l’université de Louvain, où il a formé durant quarante ans à la didactique de la langue et de la littérature des générations de professeurs de français. Après Elégies paisibles publié chez le même éditeur en 2022, inspiré par le sentiment de « la mort pressentie », Oaristys, son dernier recueil, appartient au genre poétique du dialogue amoureux. Sans exclure la conscience de la finitude et du vieillissement inéluctable, indiqué par le sous-titre, ces poèmes ont une tonalité plus claire. Les déclarations d’amour sont un passage obligé dans tout roman courtois. Le Tractatus de Amore d’André Le Chapelain, qui codifia les règles de l’amour courtois, et dont Le livre d’Amour de Drouart La Vache, composé vers 1290, un siècle après l’original, est la traduction assez fidèle en vers romans, est une source occidentale de ce genre poétique. L’oaristys est à l’origine un genre poétique grec antique ayant pour thème les conversations entre deux amoureux. Après l’Antiquité, et après le roman courtois ou la poésie des troubadours, il connaît une postérité dans la poésie européenne à l’époque moderne et contemporaine : on en trouvera des traces chez André Chénier, Louise Labé,  Paul Verlaine, la période du Symbolisme. Le terme grec oaristis  désigne aussi plus largement un entretien tendre, une conversation familière. Il est entré dans le dictionnaire de Trévoux en 1721 sous la forme oariste, puis fut acclimaté sous la forme oaristys à partir du titre de la traduction par André Chénier, en 1794, de la XXVIIe idylle de Théocrite. Il prit alors le sens de poème formé d’un dialogue familier, tendre, amoureux ou à connotation érotique.

Si, comme le notait Daniel Laroche, les précédentes élégies de Pierre Yerlès épousaient « l’expression d’un incurable sentiment de manque ou de perte », les envois amoureux d’Oaristys valorisent, chez cet amateur des civilisations d’Extrême-Orient, un concept esthétique, ou une disposition spirituelle, dérivé de principes bouddhistes zen ainsi que du taoïsme, dont rend compte l’expression japonaise Wabi-Sabi. Celle-ci désigne et relie deux principes : wabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie…) et sabi (l’altération par le temps, la décrépitude, la patine des objets, le goût pour les choses vieillies, etc.). Elle est perceptible dans le culte esthétique pour les pierres (jardin sec) ou le travail des bonsaïs mais aussi dans l’art du kintsugi, qui consiste à souligner d’or les failles d’un objet cassé au lieu de les masquer, invitant ainsi à en admirer l’imperfection des fêlures. Ginette Michaux nous éclaire, dans sa belle préface, sur la manière dont Pierre Yerlès, à travers ses poèmes aux vers libres et irréguliers, tous titrés, tisse un ensemble de connivences poétiques où les emprunts et réminiscences (Rimbaud, Prévert, Ronsard, Ovide, Verhaeren, La Fontaine, Rousseau, Quignard, Lilar, Brassens, Barbara, F.S. Fitzgerald…) sont comme les fils d’or magnifiant ses propres vers et leur sujet : l’amour et le désir, l’émerveillement et la puissance d’Eros malgré le grand âge, les cicatrices du passé et l’inéluctable mort des amants. Le rappel de la distance physique existant entre deux solitudes est annoncé, non comme frontière ou clôture, mais au contraire comme garante d’une union magnifiée : nous discernons ici l’importance de la complémentarité entre l’Être et le Non-Être, le yin et le yang et le Vide médian :

Qu’étreignent nos mains

Qu’étreignent nos mains
jointes l’une à l’autre
ma belle amoureuse
le souffle divin
qui nous fait naître
dans ce frissonnement
d’aube
l’heureux premier matin
de toutes choses
que génère
le rien
cette lumière
pour combien de temps
triomphante
des ténèbres
la musique des sphères
l’harmonie du monde
[…].

Apparemment simple, le style de Pierre Yerlès s’avère en fait complexe, élégant et d’une profondeur métaphysique à propos de la Vie : la nature du couple Éros/Thanatos transparaît à travers le souffle, porteur à la fois de vie et de mort. Au-delà des mots, la musique seule, peut-être, si présente dans l’existence des amants et des poèmes de ce recueil, se donne comme viatique ultime où le son et le silence ensemble résonnent.

Éric Brogniet