Stanislas Georges est fouilleur de fictions, se fait Poirot pour dénicher romans et nouvelles qui se déroulent dans les villes de Wallonie et à Bruxelles. Il lit les romans, note les lieux dans son calepin bleu puis s’en va explorer les coins décrits dans les fictions découvertes. Après Mons, le voilà en route pour Charleroi, la grande métropole que les méchantes langues ne trouvent pas très littéraire. Un vent favorable nous a permis de découvrir quelques conclusions du discret détective.
Charleroi possède l’une des plus imposantes gares du pays depuis 1874. Quand notre privé quitte le souterrain pour remonter sur la place, il sent une ville vivante, comme chargée de fictions. Le contenu de son calepin le prouve : il est rempli de titres, de résumés, d’adresses qui esquissent déjà un portrait riche et diversifié. Il a consulté, des Carly/Libens, le superbe Simenon et la Belgique (Weyrich, 2015), de René-Pierre Hasquin Le vieil homme qui tutoyait la Sambre (Scaillet, 1998) ; les chroniques de Philippe Génion et de Didier Ocula lui ont été d’une aide précieuse.
Stanislas Georges est d’ailleurs très étonné : Charleroi-Sud a gardé sa verrière centrale et ses deux pavillons au bout de ses ailes déployées. Silence gris du tabac froid de Maigret. Il est passé par ici dans une nouvelle, « Jeumont 51 minutes d’arrêt » (Les nouvelles enquêtes de Maigret, Gallimard, 1944). En fait, Simenon est venu souvent en reportage par le train, ce train qui fait débarquer le héros de son roman Le Locataire (Gallimard, 1944) de l’autre côté de la Sambre dans un café qu’il nomme « le Café de la Gare ». La salle des pas perdus est évoquée dans Entre mes bras (Weyrich, 2012) de Thierry Robberecht, où des SDF s’emparent de la chaise, la véritable héroïne, qui… roule souvent dans les couloirs de l’hôpital de Charleroi. Stanislas passe la jolie passerelle. À gauche : quai Verlaine, jadis quai de Flandre ; à droite : quai Rimbaud, anciennement quai de Brabant, là où au numéro 33 est né le grand poète wallon Marcel Thiry…
Trois titres fondateurs
Place Buisset connue pour avoir été bordée par un hôtel La Maison Verte où Rimbaud a logé lorsqu’il est venu de Charleville tenter de se faire engager dans un journal. Une nouvelle intitulée « La faille » signée Marie-Claire Blaimont (recueil Rencontres, Le Basson, 2014) déplore le massacre de cette maison par des pelles mécaniques. Roman de l’avant-démolition, Une femme que j’aimais (Laffont, 2018) d’Armel Job revient sur le passage de Rimbaud en proposant une rapide visite d’un « Cabaret vert », rue Léopold.
Le bâtiment qui a remplacé cet hôtel appartient au complexe Rive gauche, fer de lance annoncé du Charleroi nouveau. Stanislas pénètre dans le superbe Passage de la Bourse, se retrouve à la La Fafouille, bonne vieille bouquinerie traditionnelle. Il y déniche deux romans qui portent « Charleroi » dans leur titre : Le don de Charleroi (Julliard, 1972) et La confession de Charleroi (Flammarion, 2011). Deux recueils de nouvelles portent aussi « Charleroi » dans leur titre : La comédie de Charleroi (Gallimard, 1934), Meurtres(s) au festival du Livre de Charleroi (Le Basson, 2017). Amusant : sur quatre livres, trois auteurs français, trois éditeurs parisiens.
Premier volume, La comédie de Charleroi est un recueil de quatre nouvelles signé Pierre Drieu La Rochelle. La première donne le titre sans proposer de détails sinon que la ville est « morne ». Dans Le don de Charleroi d’un certain André Pierrard, romancier né à Dunkerque, le personnage principal ne rejoint la ville qu’à la fin. Tout malheur pour Charleroi car les considérations laissées n’embellissent pas sa réputation. Dans La confession de Charleroi, signé Aliocha Vandamme, pas de véritable description de la ville mais des notes d’impression du narrateur qui connait bien les héros mythiques comme Georges Lemaître, René Magritte, Spirou et Fantasio…
L’entrée de Charleroi dans les romans a été tardive : 1858, avec la parution de L’avocat Richard signé Émile Leclercq, sans oublier les aventures de L’Illustre Bézuquet (1907) qui descend même dans la taille du Grand Mambourg en tremblant puis s’enfuit en emportant une gaillette… Charleroi sait-elle qu’elle apparait dans le Quentin Durward de Walter Scott de 1823 ? Le célèbre Écossais n’avait pas l’air d’être au courant de l’histoire de la ville…
La dernière présence de Charleroi sur couverture date de 2016 avec ce roman signé Nadine Monfils, Elvis Cadillac King from Charleroi (Fleuve éditions).
Et le pays noir ?
Charleroi, capitale du pays noir. Une étiquette de l’ancien siècle quand trottoirs et façades étaient charbonnés jusqu’à la nuit, une réalité transmise par les écrits d’un Destrée, d’un Vandromme et par les contes et romans de Marius Renard, Ceux du pays noir (AEB, Dechenne, 1907). Pas grand-chose à se mettre sous les yeux au rayon « pays noir » dans l’œuvre de Marcel Thiry puisqu’il a quitté Charleroi alors qu’il n’avait qu’un an, même s’il a glissé quelques lignes de mines et de corons dans son Simul (revue Audace, 1957, rééd. André de Rache, 1981) et dans son Échec au temps.
Affaires de famille (Pierre-Marcel Favre, 1987, rééd. Weyrich, 2016) de Thilde Barboni est sous-titré « Pays noir ». De belles ambiances d’Italie, de pesants espaces occupés par des sites industriels en friche… Rien d’autre du pays noir dans le calepin bleu ? Non, rien de plus…
Ville haute et polars
Après la rue Dampremy, Stanislas quitte la ville basse en grimpant la fameuse rue de la Montagne. Il y a du monde qui monte, du vent qui descend. Vitrines vides, enseignes désertes. À son sommet, l’imposante place Charles II est le cœur de la ville haute. Avec la touchante église baroque Saint-Christophe, là où se déroule La confession de Charleroi, les lieux ne manquent pas de faits littéraires mais les faits littéraires manquent de lieux : pour Stanislas, l’absence de plaques, de bustes est le signe de son absence. Tiens ! Et le polar au pays noir ?
Il s’est fait rare. Stanislas- André Steeman a bien placé le château de Loverval et deux fois Charleroi dans Un dans trois (Le Masque, 1932) mais ces citations sont accessoires. Notre détective littéraire a retourné de fond en comble Le policier fantôme (rééd. « Espace Nord », 2017) de Luc Dellisse, y a déniché un certain José Ortmans né à Charleroi en 1914 qui n’a rien publié sur sa ville natale. À noter : le premier romancier belge à avoir été publié dans la célèbre « Série noire » est un auteur né à Charleroi en 1916, Yvan Dailly. Pas de roman carolo dans la collection des romans policiers de chez Dupuis, la « Collection Jaune » imprimée à Marcinelle. De fait, Stanislas Georges avance seulement l’année 1982 pour retrouver Charleroi dans un polar, signé Alexandre Lous alias Jean-Baptiste Baronian, La nuit du pigeon (Engrenage, 1982, rééd. « Espace Nord », 2006). Lous amène son pigeonné au numéro 2 de la rue du Commerce et puis au 63, boulevard Tirou pour assassiner un ancien délégué syndical. En sortant, il croise un couple dont la femme ressemble à Simone Signoret et l’homme à Robert Mitchum. « Ils tournaient peut-être un film à Charleroi », se dit le personnage. Tiens donc, Simone Signoret à Charleroi ? Mais oui ! Signoret est venue tourner l’adaptation du Locataire à Marchienne-au-Pont ! Baronian était-il au courant ?
Le détective a retrouvé Bruce L. Mayence révélé par Christian Lutz et ses éditions du Cri en 1991 avec La carrière des singes de marbre. Puis ce sera Du pain sur la planche (Métailié, 1993) et Les non-partants (Métailié, 1997) qui se déroulent dans sa ville sans description précise. Enfin viendra la belle aventure du « Poulpe », La Belge et la Bête (Baleine, 1992). Le Poulpe se fait expliquer « le pays noir » qui ne l’est plus puisque les terrils y sont verts et les statues, des héros de BD. Bruce L. Mayence deviendra un temps le pilote de la collection « Noir Pastel » chez Luce Wilquin mais semble avoir disparu. Qu’es-tu devenu, bon Bruce ?
Stanislas marche vers la place du Manège. Il pense à la nouvelle collection de polars des éditions du Basson, « Peau lard ». Une dizaine de titres parus. Dans cette liste, une première enquête policière de l’Agence Bêta du Scorpion intitulée Les vipères sonnent (Le Basson, 2014) d’un duo carolo pur jus, Joëlle-Etienne. La fille du Triangle de Franco Meggetto raconte le quartier chaud par la découverte du cadavre d’une fille ensanglantée. Enquête, exploration du « milieu » avec profond respect pour les prostituées comme pour les policiers. Il ne faudrait pas croire que ce genre de roman déforme les points faibles d’une ville éprouvée par ses excès. Dans cette collection, les thrillers de Richard Lorent, Les éprouvés (2015) et d’Hélène Delhamende, Lara Gardner a disparu (2018) sont de surprenantes explorations de l’âme noire de l’humanité. Au Basson, les polars sont dénonciateurs d’une certaine société qui abandonne ses valeurs à la sauvagerie de la rue. Stanislas a encore trouvé Maigros (Le Cactus Inébranlable, 2013), roman signé Éric Dejaeger qui raconte les exploits d’un flic né à Dampremy, un certain Désiré Maigros. Stanislas vient de noter qu’une suite aussi déjantée signée du même Dejaeger vient de sortir : Maigros se marie , toujours chez le même Cactus…
Carnet de Ville-Basse
En bon détective, Stanislas s’est renseigné sur les ressources livresques de la ville. Et pour le livre neuf, une pointure : Molière, place Verte, l’ancien hôtel dit des Télégraphes, très belle demeure. La librairie, la place, les colonnades aujourd’hui disparues figurent dans les premières pages des Bienheureuses (Le Basson, 2018) d’André Lalieux. Et les nouvellistes ?
Richard Miller a donné un recueil Adulte terre (Luce Wilquin, 2003). L’un des textes, titré « Terril », retrace les souvenirs d’un enfant de Lodelinsart dont le père mineur a participé activement aux grèves de 1960. Lui est devenu gardien de terril pour empêcher les femmes d’aller chercher des « gayettes ». Belle mise en évidence d’un lieu mythique, la Ruche Verrière où les ouvriers faisaient la fête le dimanche.
Nicolas Ancion insère dans le recueil collectif Suivez mon regard (IPW, 2011) la nouvelle « Superpizza » qui raconte l’histoire d’un ancien livreur de pizza qui poursuit dans les rues de la ville un homme qui a violé une dame sur les bords de la Sambre.
En 2014, les éditions du Basson ont organisé un concours de nouvelles dont le thème était « Rencontres dans une ville qui pourrait être Charleroi ». Et voilà parmi les auteurs les plus connus, Didier Ocula, Irène Kaufer, Marie-Claire Blaimont…
Dominique Costermans a livré En love mineur (Quadrature, 2017) dont un titre est sans équivoque, « Ceux de Charleroi ». Très simplement une jeune femme se lève tôt pour répondre à une petite annonce à Charleroi et croise les grévistes qui vont appuyer d’autres camarades.
Pas de bonne nouvelle à se mettre sous les yeux quand il s’agit d’évoquer le passage à Charleroi de la grande Marguerite. N’est-il pas temps d’aller jeter un coup d’œil dans ses Souvenirs pieux (Gallimard, 1974) ? Marguerite Yourcenar raconte ses souvenirs d’enfant lorsqu’elle venait prendre le thé dans le magnifique château de sa grand-tante Louise Bilquin de Cartier. Yourcenar est de cette catégorie qui a le don de saouler son lecteur de mille considérations historiques. De Charleroi, elle ne dit rien et de la région, elle a son opinion : l’industrie a tué la terre, à Marchienne comme à Flémalle. Souvenirs pieux contient quand même de belles pages sur sa visite de 1956… Connaitre les détails de cette visite ? Stanislas George conseille de retrouver le texte-reportage de Didier Ocula dans son Black Country white spirit (Le Basson, 2013). Magnifique ! Le passage rapide d’une méprisante de première classe qui préfère s’enfuir à Bruxelles par le premier train…
Charle…roi de l’édition
Stanislas Georges a laissé quelques noms de maison d’édition dans son carnet mais il ne retient que les trois qui ont publié des fictions qui se déroulent dans la métropole. D’abord, les éditions du Basson qui, engagées dans un vaste programme de romans et de nouvelles, mériteraient d’être mieux reconnues comme force créatrice du renouveau du tissu urbain. Fondée fin 2012, la maison ne tourne pas autour du pot : ce n’est plus ce pays noir qu’il faut valoriser mais bien l’ensemble du paysage de la métropole dans toutes ses couleurs, y compris le noir s’il faut dénoncer des dérives obscures. De fait, La malédiction de Don Juan (Le Basson, 2017) sous-titré Carolos in the sixties, signé Guy Montoisy, part à la découverte d’une ville remplie de bistrots, de salles de danse et bien sûr de salles de cinéma.
Les éditions Fièvre Jaune ont été fondées pour proposer un roman étonnant, titré 24 heures héro (2016) écrit à quatre mains par Saphir Essiaf, éducateur, et Philippe Dylewski, psychologue de formation et ancien détective privé. L’histoire d’Arnaud et Nadia durant ces 24 heures semble correspondre à une vie « brown sugar », l’héroïne que leur corps réclame à grands cris. La détresse des désirs bloqués par la dépendance amène Arnaud et Nadia à l’espoir de s’en sortir. Stanislas Georges, pourtant rompu aux polars les plus durs, n’avait jamais lu un enfer pareil. Et notre détective d’avoir noté l’existence d’un catalogue de fictions au sein des éditions du Cactus Inébranlable qui n’hésite pas à réinventer Charleroi dans les romans publiés.
Romans récents
Le détective se rend rue de Montigny sur les traces du cinéma Le Concordia, lieu décrit par Patrick Roegiers dans son roman L’autre Simenon (Grasset, 2015) : le procès des auteurs de la tuerie de Courcelles s’y déroule, faute de place dans le Palais de justice. Impossible de retrouver trace de ce cinéma…
Dans L’homme qui voyait à travers les visages (Albin Michel, 2015), Éric-Emmanuel Schmitt invente un attentat à la bombe en plein milieu de la place Charles II. Il semble que ce ne soit pas Charleroi en tant que ville qui soit visée mais tout le pays. Or les incendies qui suivent et un sinistre attentat au théâtre Grammont continuent à alimenter les peurs des habitants.
Tiens, l’un des romans finalistes du dernier Rossel, Un monde sur mesure (Grasset, 2016) signé Nathalie Skowronek contient des pages sur Charleroi. La famille de la narratrice arrive ici, petite ville « que Rimbaud adorait ». Les conditions de vie des Juifs dans les années 1920 sont misérables et la seule possibilité pour eux de s’en sortir, en dehors des mines, est de faire du commerce de textile sur les marchés ; la famille ouvre une boutique rue de la Montagne. Lorsque longtemps plus tard, la narratrice revient sur les lieux de son enfance, elle s’aperçoit que le boulevard Tirou est tout proche…
Dans Une femme que j’aimais (Laffont, 2018), Armel Job place une histoire de famille dans la ville de Charleroi avec des noms de rues, des adresses, des faits qui retrouvent les ambiances des années 1990 au moment où « la métallurgie est sur le flanc ».
Retour avec petit détour
Stanislas Georges trace quelques lignes dans le quartier dit du Triangle avec le roman de Franco Meggetto, La fille du Triangle, déambule rue de Marchienne, repère la façade grise du cinéma Le Coliseum trouvé dans le roman de Guy de Montoisy, La malédiction de Don Juan. Le quartier n’est plus que maisons closes…
La Sambre se glisse mollement entre les parois de béton gris. C’est elle qui a amené l’écrivain anglais Robert-Louis Stevenson En canoé d’Anvers à Paris (Mame, 1936). Hélas, Stevenson n’est pas passé par Charleroi. Or un professeur de Reims, un certain Frédéric Chef, a refait le trajet et a publié ses notes de voyage sous forme d’un récit, Le colporteur magnifique (Weyrich, 2016) avec une halte à Charleroi… une nuit dans le Triangle.
Le train de retour attend le détective. Charleroi doit cesser de broyer du noir, elle brille de mille feux littéraires !
Guy Delhasse
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 199 (juillet 2018)