Stanislas Georges est fouilleur de fictions. Dans les faits, il se fait Poirot pour dénicher romans et nouvelles qui se déroulent dans de nombreuses villes de Wallonie et à Bruxelles. Il lit les romans, note les lieux dans son carnet bleu à spirales puis s’en va sac au dos explorer les coins de ville décrits dans les fictions. Cette fois, Mons est son but. Car au bout des rails, il lui faut un portrait littéraire solide de la belle Mons. Un vent favorable nous a permis de découvrir les conclusions du discret détective…
Le train a somnolé jusqu’à Obourg puis s’est coulé à quelques mètres d’une sorte de squelette d’iguanodon signé Calatrava. La nouvelle gare attend encore sa nouvelle peau. Stanislas examine ses notes tout en marchant sur le quai. Il s’agit bien d’une enquête littéraire sur Mons-ville et non sur le Borinage Il sait que les romans et les nouvelles des Hubermont, Gilbert, Malva ne figureront pas dans son enquête. Pas de Villes tentaculaires de Verhaeren, pas de portraits signés Louis Piérard (Regards sur la Belgique, Arthaud, 1945). Des fictions, rien que des fictions…
À la première page de son carnet à spirales se pointe George Garnir, romancier présent dans Conteurs de Wallonie (Labor, 1985). Mais auparavant ? Quelques romans situés dans le Condroz liégeois, des mémoires de journaliste, des revues à Bruxelles. Quel lien avec Mons ? Très simple : Garnir, né le 12 avril 1868, est le fruit du mariage entre un fonctionnaire des chemins de fer et une jeune fille de la ville. Par sa trilogie « Gardedieu » publiée entre 1927 et 1932, il pose Mons dans trois titres : Tartarin est dans nos murs, Le commandant Gardedieu et Le crépuscule de Gardedieu. Tiens ! Dans le même registre de la farce sauce Tartarin, a figuré une courte étape du périple du pharmacien-vagabond Bézuquet dans L’illustre Bézuquet en Wallonie (éditions de la Belgique, 1908) du poète Jules Sottiaux. Un détail. Car Mons a livré mieux, beaucoup mieux…
Les deux Charles
Stanislas marche sur la piste des « deux Charles » qui font encore la fierté littéraire de la ville. Il tourne à droite, se retrouve rue Chisaire et gagne le numéro 10 qui n’est qu’une banale maison des années 1930. C’est ici que le premier Charles, Plisnier de nom, a vécu sa prime jeunesse entre 1900 et 1917. Plisnier récolte la gloire en France avec son Goncourt pour Faux passeports en 1937. Rien d’un régionaliste, ce romancier de haute réputation puisqu’il fut le premier belge à recevoir le prestigieux prix. Mons devra attendre la parution d’un récit de fin de vie, Les voix d’or en 1944 pour recevoir des pages qui décrivent sa ville. Tiens donc ! Plisnier est né au 27, rue de la Poste, le 13 décembre 1896 à Ghlin. Écrivain de ressource, il nourrit le plaisir de la composition de décors en introduisant des éléments disparates lui permettant d’être compris partout. Le bas monde de province ne l’intéresse que dans la mesure où il peut le prendre de haut, conclut Stanislas en prenant le risque de choquer les penseurs sages. De toute façon, le Mons littéraire devra s’en contenter…
Stanislas a noté une autre naissance ici : un deuxième Charles, fils de Rose Plisnier, est né le 5 octobre 1919. Comme son oncle, Bertin est adolescent à l’Athénée et file à Bruxelles « faire le droit » pour s’établir à Rhode-Saint-Genèse. Tiens donc ! Il habitera au 32 boulevard Dolez et au 15 rue du Parc… Rien d’étonnant à ce que les traces de Mons soient si ténues dans ses fictions : quelques traits dans Le bel Âge (Albin Michel, 1964), une explication autobiographique dans La petite dame en son jardin de Bruges (Actes Sud, 1996). Et puis c’est tout.
Avant de gravir la colline, Stanislas tient à passer dans une rue dont le nom est le titre d’un roman, Le passager des Cinq Visages (Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2011), de Ghislain Cotton ; il met en scène un ancien ami d’un avocat incarcéré à Mons pour avoir aidé son client à fuir. Et cet ami se laisse mener dans une machination funeste qui le pousse à écrire le récit des faits, jour après jour, à sa fille Justine. La rue aux Cinq Visages est bien la rue où se blottit la demeure des cousins de Ghislain Cotton, chez qui il se rendait quand il était enfant. La propriété n’est pas identifiable à la lecture de cette subtile intrigue qui offre à la ville son premier titre localisé. L’explication de ces « cinq visages » se retrouve dans un chapitre…
Sur un banc au flanc de la basilique dédiée à la fondatrice de la ville, sainte Waudru, le détective glisse sous ses yeux l’ouvrage écrit par Richard Miller : Littérature Mons en Hainaut (HCD, 2011). Il permet à Stanislas de découvrir qu’un prix Nobel de littérature a évoqué Mons ! La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Le grand écrivain américain Ernest Hemingway a évoqué la bataille de Mons après avoir écouté un ami qui y a combattu en août 1914. « We were in a garden at Mons » a-t-il annoncé ! Il est grand temps de s’occuper du Doudou dans les romans…
La Grand Place et son Doudou
Le tourisme est devenu un vecteur d’énergies urbaines. « VisitMons » (17 Grand Place) a été créé pour accueillir les touristes. Notre détective décide brusquement de passer la porte du bâtiment. Derrière le comptoir blanc, le jeune préposé se prête au jeu sans s’étonner :
– Oui, il y a traces d’écrivains. Par exemple, au pied du Beffroi, dans le square, il y a un « passage Victor Hugo » et une plaque sur la maison où il a dormi. Plus loin un buste de Fernand Dumont, le poète. La plaque du poète Charles Dausias, fondateur du journal wallon El Ropieur… à l’entrée de la rue des Cinq Visages… Quant à Garnir, il a sa stèle dans un jardin, à environ un quart d’heure à pied.

La maison Losseau à Mons
Le détective connait son job. Son petit carnet bleu ne lui ment pas : cette stèle en pierre a été inaugurée par les Amitiés françaises le 18 mai 1939. Malade, Garnir n’est pas venu. Le préposé insiste sur l’importance de la maison Losseau et ajoute même qu’il y a eu un parcours littéraire dans le cadre des Journées du Patrimoine 2011. Stanislas est un pro. Dans son petit carnet bleu, il avait noté : Losseau, l’oiseau du paradis, une nouvelle de Malika Madi qui met en scène, en trois dates, les souvenirs de Losseau qui se terminent en juin 2010 lorsque la maison ferme ses portes au public. C’est le magnifique volume Suivez mon regard (IPW, 2011) qui contient cette nouvelle, belle évocation de cette perle du patrimoine aujourd’hui rénovée. Ravi par l’amabilité du préposé, le détective décide de faire le point. Il se dirige vers un café…
« Le Royal » fera l’affaire. Il se trouve au cœur de la ville. Et le cœur de Mons bat au rythme de saint Georges qui chaque année terrasse le dragon en cette même place devant une foule considérable. C’est le jour le plus célèbre de la ducasse. Et fait, conclut Stanislas, le dada de Mons, c’est son « Doudou ». Cette fête qui se déroule chaque dimanche de la Trinité, se retrouve-t-elle dans des romans ? De ses fouilles et de ses interrogatoires serrés auprès des éditeurs ont émergé quatre romans et une nouvelle… Et revoilà Garnir ! En 1927, dans Tartarin est en nos murs, le romancier a pris soin de raconter comment le dragon est terrassé par saint Georges détail après détail. Ce roman a bénéficié d’une réédition augmentée de nombreux faits sur la vie de Garnir (Quorum, 1993). L’on pourra ajouter le roman d’Alain Wéry illustré par Serge Poliart, Qué ducasse (El Batia Moune sou, 2001), fiction hybride que notre détective doit encore essayer de comprendre…
Georges et les dragons (Luce Wilquin, 2015), premier roman du journaliste montois Jean-Pol Hecq, est une mise en scène d’une histoire secrète, celle d’un journaliste hollandais qui raconte pour quelle raison il se retrouve « dans cette ville modeste, curieux mélange d’industrie lourde et de bourgeoisie provinciale ». Nous sommes le 6 juillet 1927. Il cherche un cousin disparu pendant la guerre, un certain « Georges ». S’il doit se faire expliquer la ducasse, il fait la connaissance d’un écrivain autrichien, Stefan Zweig, qui cherche les traces d’Émile Verhaeren. Or la sûreté nationale les surveille… Le roman nous permet de visiter le Mons de l’époque, toujours sous les effets des dures années de guerre. Mélange subtil de fiction et de réel, Georges et les dragons est déjà à ranger dans le patrimoine littéraire de la ville.
Le dragon déchainé (180° éditions, 2018) premier polar d’un montois surnommé Effel procède de la même façon : un journaliste chargé de s’infiltrer dans la petite communauté qui chaque année met au point la cérémonie du Doudou. Le vieux qui joue le rôle de saint Georges est décédé d’un bien suspecte façon… Des indices montrent qu’il s’agirait d’un meurtre en bonne et due forme. L’enquête permet de comprendre les « dessous du Doudou », dans un suspense mené avec brio. Enfin, pour tenter d’être complet, Stanislas Georges note le recueil de nouvelles Dans les griffes du Doudou d’Alain Dartevelle (Ker éditions, coll. « Belgiques », 2017). Alain, décédé depuis, ne saura jamais si les nombreux bistrots cités ont été perçus comme réels : Le « Doudou » de la Grand Place, l’« Oskar » rue du Miroir, le « Folk »…
Stanislas sirote son café, relit deux romans dénichés au sixième Salon du Livre (Lotto Mons expo, chaque année, fin novembre 2017) : Il n’y a plus de vieillesse (180° éditions, 2014) de Gilles Noriac qui raconte une bande de vieux de la pension « Les Lilas blancs » traversant la ville à bord d’une navette, tandis que Sel, poivre & marjolaine (Memory, 2013) de Jules Boulard visite de nombreux lieux, dont le magnifique « Jardin du Mayeur » et son « Ropieur ». Dans ce roman, la pluie sur la Grand Place est « comme celle de Verhaeren ».
Deux boutiques au 36
Les ouvrages de référence que Stanislas a consultés avant son départ se montrent souvent ignorants des réalités exploratrices d’un genre longtemps méprisé par la bonne conscience des décideurs littéraires : le polar. Stanislas, en bon détective, est amateur du genre ; il a acheté à la Foire du Livre belge à Uccle la nouvelle version de l’étude signée Luc Dellisse, Le policier fantôme (Espace Nord n°356), bel outil de trifouille, de farfouille. Une auteure montoise, Chantal Roy, née en 1913, a publié deux nouvelles dans la collection « Le Jury ». Mons est-elle si peu réceptive au genre policier ?
Stanislas passe la porte de la librairie « Polar & Co », rue de la Coupe, juste en face de la place du Marché aux Herbes. Alain Devalck a quitté la chaussée d’Ixelles en 2003 pour monter une librairie entièrement consacrée au polar : du neuf et de l’occasion. Unique en Belgique ! Première question: Mons, ville de polars ?
– Pas vraiment. Il y a bien eu l’association « Série B » qui a monté des festivals mais sinon, ici, pas de tradition du roman noir. Des auteurs régionaux sont apparus comme Elsa Ferini, Sarah Berti et bien sûr « Effel ». Une nuit du polar en perspective le 11 novembre prochain, c’est à peu près tout…
Recoins fouillés, interrogatoire serré du libraire… Stanislas emporte Après la nuit d’Elsa Ferini car la couverture dévoile la Grand Place bien éclairée durant la… nuit. L’histoire d’un ex-flic aveugle manipulé par son ami Bob. En voulant se suicider, il est sauvé par un gosse qui n’est pas là par hasard. La part montoise est très ténue puisqu’elle consiste à une descente à la gare, « la gare où y’a plus rien. Va y avoir un truc tout neuf genre vaisseau spatial… ». Mais à part ça, où trouver un bouquiniste ?
Stanislas traverse la calme place du Marché. Alain Devalck lui a désigné « L’Oiseau-lire » au 36 de la rue du Hautbois. Il s‘y précipite. Le soir descend. Le Beffroi veille. Alors, des romans qui parlent de Mons ? Le libraire, Bernard Waterlot, n’est pas étonné par la question :
– Garnir est recherché. J’ai la version Quorum de Tartarin est en nos murs. J’ai encore ceci, ajoute-t-il, en montrant un petit roman local et surtout ceci…
Sous les yeux globuleux d’un pro de la détection littéraire, un titre, L’épée de l’empereur (MeMogrames, 2015) signé par un historien montois, Philippe Yannart, apparait dans la lumière. Un vrai roman historique qui met en scène différentes étapes de la vie montoise : un certain colonel Demoulin raconte dans ses mémoires confiés à un journaliste l’épisode du vol de l’épée de Napoléon cachée longtemps dans un lieu tenu secret, la berline retrouvée, l’occupation des cosaques. Chaque fois, le témoin raconte en détails ces épisodes où différents Montois se sont distingués dans une ville décrite comme « confinée » à l’intérieur de ses remparts. Le roman est perlé d’anciennes gravures et photos. Par ailleurs, le quatrième de couverture nous annonce que Philippe Yannart a bel et bien placé « Mons » dans une fiction en publiant Le secret du gouverneur de Mons (MeMogrames, 2012).
Mons, ville d’édition
Pour atteindre son statut de « ville littéraire », Mons doit montrer qu’elle contient quelques foyers d’édition. Stanislas a noté le 20, rue du Cerisier, à Cuesmes. Le Cerisier… Bel arbre d’édition qui a vu sortir de son tronc des milliers de feuilles de papier. Françoise Vercruysse, responsable, a dû l’avouer à Stanislas lors de son interrogatoire au salon Fugueurs du Livre : juste un petit livre où Jacques Cordier a rassemblé les lettres de Théo à son frère Vincent Van Gogh en séjour dans une maison rue du Pavillon. À ce propos, cette maison restaurée est entrée en littérature policière grâce au nouveau roman de Sarah Berti, Avant les tournesols (Luce Wilquin, 2018). Ce polar passionnant, très familial, se déroulant à Mons explore ce coin historique de Cuesmes.
Stanislas a noté le 4 rue André Masquelier où se tiennent les éditions Couleur Livres ; elles ne publient pas de fiction. Et au numéro 145, rue du Rapois, les éditions… du Rapois menées par l’écrivain Jean-Claude Lardinois. Au catalogue, un roman de Vincent Vallée Verlaine avoue Rimbaud (2017) qui raconte la confession du poète à l’abbé Eugène Descamps dans la cellule 252 de la prison de Mons.
Retour brumeux
L’obscurité est tombée sur la gare. Un train attend Stanislas. Le détective regrette le manque de temps. Mons mérite vraiment une belle balade, un guide, de beaux passages dans les romans. Sur le quai, il fait sienne la phrase de Plisnier dans Papiers d’un romancier (Grasset, 1954) : « Écrire est une torture continuelle, car c’est sans cesse affronter la vie, cravache à la main ». Dernier salut à Mons en compagnie du voyageur anglais Harry Pearson, Un géant au plat pays (Luce Wilquin, 1998) : « Mons est une ville étrange à bien des égards »… Tiens donc…!
Guy Delhasse
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 198 (avril 2018)