Le texte de l’érotisme

Il est peut-être difficile de caractériser rapidement la place de l’érotisme dans la littérature d’aujourd’hui. Soit la thématique est plus largement répandue qu’autrefois et l’exhibition plus franche, voire forcée. Certain(e)s auteur(e)s qui n’étaient pas du tout dans ce registre y sont passé(e)s, comme s’il le fallait : phénomène de mode, influence du cinéma où le spectacle du sexuel est devenu si machinal qu’il ennuie… Soit à l’inverse cette constatation que d’autres opéreraient un retour à la discrétion, non par pudeur ou moralisme, mais pour le pur plaisir de l’écriture et des jeux qu’elle permet, dès lors qu’on s’engage dans la voie de la suggestion et du non-explicite qui en dit tellement. « L’érotisme attire par ce qu’il cache », écrivait Jean-Claude Bologne dans son Histoire de la pudeur. 

Déjà en 2010, Le Carnet et les Instants avait publié un dossier sous le titre « Dire l’érotisme : une pratique rare et exquise » (n° 161). Voici qu’il m’est échu d’introduire le présent numéro, dévolu tout entier cette fois, à la même thématique. S’agit-il d’actualiser le relevé que je faisais alors, abandonner ce qui n’offre plus d’intérêt aujourd’hui, poursuivre ce qui a perduré ? Considérer avec un regard neuf les auteurs et les textes auxquels je me référais ? Ce serait répétitif, fastidieux. Et pourtant il serait injuste de ne plus mentionner un aspect de la création qui n’a cessé de se développer encore chez certains, comme Jean-Philippe Toussaint, par exemple, poursuivant son ensemble romanesque autour de Marie… Alors que la même préoccupation a pu se diluer ou se perdre, chez d’autres, comme François Weyergans qui n’a guère publié depuis lors. Ou se modifier, chez d’autres encore, comme Caroline Lamarche, de manière délibérée et revendiquée bien haut (voir son « Portrait » ci-après). Enfin, il serait peu correct de ne pas mentionner au moins le souvenir et la persistance d’exemples majeurs, comme celui de Nougé, figure incomparable et centrale dans tout catalogue érotique. Mais je souhaiterais revenir sur ce premier relevé pour signaler l’un ou l’autre texte qui n’avait pas paru ou qui m’avait échappé à l’époque.

« Dire l’érotisme », une pratique qui n’est peut-être pas aussi rare qu’on pourrait le croire mais que je veux croire encore exquise. Il y a de l’érotisme dans beaucoup de livres sans pour autant qu’on puisse les qualifier d’érotiques, parce que l’érotisme n’est pas leur unique propos. Je ne vais plus chercher à définir ce dire mais laisser parler les auteurs eux-mêmes. Qu’ils s’expriment par la voix d’un narrateur qui les relaie en je ou au travers de personnages dont ils jouent, ne sont-ils pas toujours sujets de ce qu’ils écrivent, quoi qu’on en ait dit ? Il y aurait lieu aussi de s’interroger sur le cas du lecteur ou de l’amateur en la matière. Si les critiques ne s’enthousiasment plus que pour des œuvres extrêmes, par leur audace, certes, mais surtout par leur facture, ils dénoncent en revanche la banalité, le caractère cliché des situations et surtout du ton qui ne bouscule guère les conventions sociales ou stylistiques. L’érotisme serait répétitif, monotone, devenu bourgeois pour tout dire.

Faut-il en rire ou en pleurer ? À vous de voir au cours de cette balade parmi des extraits de textes qui me paraissent dotés de signification et d’originalité.

J’avais d’entrée de jeu retenu François Weyergans, à cause du comique irrésistible de certains passages de ses livres qui échappent au sérieux bien réel, par l’humour. Je lui dois cette question particulièrement drôle, « Y a-t-il un érotisme belge ? », prélude à un épisode de Franz et François qui fait encore ployer de rire les étudiants francophones qui découvrent la littérature de ce pays. Son dernier roman Royal Romance, une nouvelle fois centré sur le personnage d’un écrivain, Daniel Flamm, reprend, à côté de nombreuses « scènes de cul », la même manière de mettre la chose à distance par l’humour et même la poésie.

« Pourquoi ne pas profiter d’un moment  où j’étais un peu connu au Québec pour écrire un livre de voyage tous frais payés ? […] J’imaginais un récit dans le genre nonchalant des écrivains anglais du XVIIIe siècle, de Fielding et de Sterne, […] que ne connaissaient sûrement pas les dirigeants de Canadien Pacifique.
La perspective de longues nuits avec Justine dans ces admirables vieux hôtels, de petits déjeuners pris en commun, de salles de bain partagées, de découvertes de restaurants, sans compter les couchettes première classe du train, me donnait une grande envie d’écrire et m’enthousiasmait. Je pris des notes pour un argumentaire : « Histoire d’un couple qui fait ce long voyage… » » (Royal Romance, 70-71)

Sachant que Justine prononce le mot « porno » avec une telle délicatesse, « comme si elle prononçait porto ou pruneaux » et contrairement au langage franco d’aujourd’hui, il continue à dire « verge », comme les médecins de son enfance, plutôt que « bite ».

On sait que la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, a pour objet la séparation douloureuse et qui n’en finit pas entre Marie et le narrateur. Plus romanesque qu’une histoire d’amour cette histoire d’une rupture peut être plus émouvante et révéler davantage un fort potentiel érotique. Ne pas arriver à rompre rend selon l’auteur l’amour et le sexe graves. « Les scènes de sexe, autant que celles de mort, font la force des livres », a-t-il déclaré dans une interview. L’extrait de Nue, quatrième volume de l’ensemble, se situe tout à la fin du roman, une scène intime sur fond de catastrophe – un incendie, une mort, un enterrement, une ambiance de drame, et de froid… Marie, ce personnage à « disposition océanique », en harmonie avec l’univers et indifférente au reste, peut-elle admettre l’amour ?

Elle me fit entrer, elle entra à ma suite et, sans allumer la lumière, elle se jeta sur moi pour m’embrasser, et je compris alors pourquoi elle avait tenu à m’entraîner dans cette pièce, parce que c’était ici, dans cette chambre, que nous avions fait l’amour l’été dernier, et les deux scènes se superposèrent alors dans mon esprit, je me trouvai à la fois dans le présent et dans le passé, dans les derniers jours du mois d’août, quand Marie m’avait rejoint dans la chambre au petit matin, et maintenant, vacillant dans les bras de Marie dans l’obscurité totale de cette chambre hermétiquement close dont la fenêtre était obstruée par un volet cloué. […] Et, alors, toujours unis l’un à l’autre dans la chambre, serrés l’un contre l’autre, titubant, trébuchant contre les meubles, heurtant le barbecue, nous divaguâmes jusqu’au lit, sur lequel nous nous laissâmes tomber. Nous nous embrassions dans le noir, avec élan, avec détresse, avec confiance, avec amour, je sentais la fragilité de Marie dans mes bras, nous nous serrions éperdument dans les bras l’un de l’autre, comme deux mois plus tôt dans ce même lit, joignant nos corps, unissant nos vies, égalisant nos âmes, pour apaiser nos tensions, pour libérer les angoisses qui nous oppressaient depuis si longtemps, les dissoudre, les faire disparaître, je lui passais les mains sur le visage, Marie m’avait pris la tête entre les mains et m’embrassait avec une intensité dont elle n’avait jamais fait preuve, je sentais sa langue dans ma bouche, sa langue douce, passionnée, fervente, abandonnée, d’abord fraiche, et, à mesure, légèrement salée, Marie qui pleurait dans mes bras, je ne voyais pas son visage dans l’obscurité, je ne le sus pas avec les yeux, qu’elle pleurait, je le sus avec la langue, je sentais ses larmes dans ma bouche. Tout était humide, aqueux, fluide, ses larmes et nos salives qui se mêlaient dans le noir. […] elle m’embrassait toujours, reniflant légèrement, et happant ses larmes avec sa langue, pour les mêler à nos baisers, sans cesser de m’embrasser, ouvrant à peine la bouche, pour me dire, me murmurer, dans un souffle, dans l’étreinte, dans les baisers eux-mêmes, avec une sorte d’étonnement : « Mais, tu m’aimes, alors ? » (Nue, 168-170)

Caroline Lamarche

Entre le rire et les pleurs, la frontière est ténue comme celle qui se trouble jusqu’à s’annihiler entre la douleur et le plaisir. Caroline Lamarche en a mieux que quiconque démontré, démonté jusqu’au détail, le dispositif, s’appliquant dans La nuit l’après-midi et surtout dans les Carnets d’une soumise de province, à décrire par le menu « l’action conjuguée de la caresse et du supplice ». Oui, elle pleure, hurle même dans le clos d’une chambre qu’elle assimile à une cellule de fou ou à un tabernacle, mais la vision du couple, « dyade » authentique, va se superposer sublime à tout le reste.

« Vous et moi dans le miroir. Contre-plongée de rêve. Vous, rond et calme, étalé comme un ogre repu, moi, fine, en équerre, blottie contre votre ventre, reliée comme le bébé au placenta. Nos deux visages tournés vers le ciel qui est miroir en cet instant, voûte reflétant notre beauté, plus émouvante qu’aucun film, tableau, chorégraphie ou scène. Caméras jumelles de nos regards fixées sur nous, sur nos corps emboîtés, sur l’être unique que nous sommes devenus. Mon cri a suffi au miracle, à la constitution de la dyade, deux œufs dans une seule matrice, deux reliques dans un unique reliquaire, et les hibiscus de plastique pour garniture rituelle, une chasse de cabinet qui coule pour musique sacrée, la pluie d’orage pour baptême, dehors, là où le jardin n’en finit pas de se tordre, où les fenêtres vides attendent qu’on les traverse. » (Carnets, 120)

L’éros, c’est l’amour, la jouissance, le drame, la souffrance, la mort, le mal qu’on évite ou qu’on brave, par la parole, par l’écriture sans en craindre les résistances, les dangers.

« Le plaisir me prend, incroyablement fort et lent et détaillé, la séquence tournée au ralenti de l’écroulement des Twin Towers, sans les gravats ni les morts, sans la déclaration de guerre, sans autre Axe du Mal que celui qu’on m’a désigné comme tel lorsque j’étais enfant, la Chair, ce Cloaque – pardon à ceux et celles qui le pensent, le souci que j’ai d’eux est immense, leur effroi, leur dégoût, leur honte me crucifient, pas un jour ne se passe sans que j’y pense, pas une ligne ne s’écrit sans que je me place sous leur regard soucieux de la bonne marche du monde, de l’ordre , de la paix, pas un mot ne se donne, pas un seul, hors de mon impuissance à être ce qu’ils veulent que je sois –, j’implose, mes jambes se ploient, je bascule lentement en arrière. » (Carnets, 50) 

Chez Lamarche aujourd’hui, l’érotisme a migré, s’est glissé dans le paysage, se joue du sacrilège, comme dans La Barbière, mais célèbre aussi un quotidien réinventé.

« J’apprends à faire le pain. J’apprends vite et j’invente. Je crée un pain par jour, en cela je surprends le boulanger sans doute. Mon pain est toujours neuf, toujours agrémenté de trouvailles, de graines que je récolte lors de mes périples solitaires, de brins d’herbes odorantes, d’un peu de fiente, parfois, celle, noire et brillante, des oiseaux quand ils ont mangé trop de baies, je l’émiette, des rubis sobres dans la masse. Il dit que je ne le vendrai pas celui-là. Nous parions. Si je gagne, dis-je, vous me lècherez tout entière. Il rougit et tremble un peu. On dirait qu’il a froid. » (Mira, 74)

Si Caroline Lamarche frôle sans la toucher vraiment la matière réaliste et se tient à côté de l’autobiographie, privilégiant le jeu avec l’imaginaire et la poésie, Nathalie Gassel se désigne sans équivoque, affronte durement sa réalité, cherche sans discontinuer à la définir au plus près et en fait le socle de sa réflexion existentielle et scripturale.

C’est peu de dire que le sexe habite ses écrits. Le désir sexuel est un vouloir vivre, même en dehors de tout objet précis, il permet de se dépasser mais aussi de dépasser l’autre. Il ne se conçoit donc pas d’aspiration à la jouissance qui ne se double d’une volonté de puissance, ni de désir qui ne vise à la possession totale, à la dévoration. En vertu de son appréhension athlétique de tout phénomène, elle compare la relation sexuelle à un combat fabuleux, à une célébration de la guerre sans ennemis. À l’écart de tout sentiment comme dans un projet passionnel, la violence et la douceur érotiques la traversent, lui imposent un enjeu élevé car elle aspire à la maîtrise de la jouissance, à « la volupté des hauteurs ». C’est ce besoin d’élévation et de lucidité dans le plaisir qui emporte son écriture qu’elle s’applique à modeler de sa force et de la mécanique de ses instincts. L’amour d’un corps et celui du texte vont de pair. Toute stratégie de séduction se double d’une extrême attention à la décrire.

« Je recentre tout sur le charnel. Il est évident que l’érotique s’impose à moi. Un rendez-vous de soirée qui se prolonge la nuit. Des mois se sont écoulés, il s’est arrondi mais je peux le dire autrement, il a pris de la pulpe, et ça me met fort en appétit. Le pulpeux, c’est une chair qui se donne, un volume qi s’accroît, il faut que ce soit harmonieux, esthétique, sans augmenter la dureté du corps. C’est une enveloppe douce, moelleuse, c’est onctueux. Il serait absurde d’être péjoratif, c’est la crème et elle me plaît, je la lècherais, y passerais la langue, ce n’est pas excessif, encombrant, c’est juste à point, parfait pour la dégustation. […] Ce genre d’action me va, une drague directe, sans explication : juste obéir à ma sensation. » (Ardeur et vacuité, 42)

Gassel revisite les genres, à sa manière. Après cette drague d’un homme, ni gay ni hétéro, qui représenterait « l’éternel masculin », voici, pour illustrer la différence entre le pulpeux et le dur, Jessy.

« Je suis habitée par cette promesse de nos deux corps qui se connaîtront » : l’icône désirée devient réalité lors de la rencontre promise.

« Son corps est dur et chaud. Sa peau est épaisse et non sans rugosités, j’apprécie.  Sa poitrine est compacte, ses pectoraux contractés et durs comme du béton en mouvement, ils forment des stries animées. La paume de ma main épouse la densité métallique de son épaule. Nous nous chevauchons. Nos clitoris émergent, se rencontrent, se raclent, ils sont gorgés, rougeoyants, les nervures en sont tendues. Son corps est lourd, il est plus grand que le mien, mais possède le même type de consistance, comme si nous nous dédoublions. Comme si chacune, nous nous découvrions un peu nous-mêmes, et connaissions alors ce que nous sommes dans les bras des autres. L’autre est une image de soi, soi est une image de l’autre ; sensation que je ne peux retrouver avec une femme au physique ordinaire. […] J’étais appelée à tout énoncer, à commencer par le plus exclusif, il ne fallait pas reculer, j’étais utile pour sonder la part obscure et équivoque de nos vies. Confidente des non-dits, il me fallait naviguer dans les eaux profondes et communiquer ouvertement avec nos gouffres – parfois abruptement. » (Ardeur et vacuité, 67-69)

Le désir, l’approche, l’hésitation, la retenue, l’occasion ratée… il y a chez Stéphane Lambert la nécessité de se scruter, de s’interroger, de mettre son corps « à nu », en d’autres termes de s’analyser. L’attente est matière à réflexion qui précède et devance par l’imagination la lente description des états de transition.

« Seconde vertigineuse avant le premier baiser. Bord extrême de l’attente de l’autre. Vacillement contrôlé. Quelque chose s’est refermé autour de cet instant. Extrait devenu totalité. Toutes les guerres se figent dans la tension presque imperceptible des lèvres. Elles se sont rapprochées. Résistent l’une à l’autre, comme deux gladiateurs en position de combat, percevant la force haletante se dégageant du corps ennemi. Rémission. Et brusquement ça y est. Le contact. Ce qui était encore loin s’est complètement fondu dans le moment présent. L’avant s’est dissous dans le moelleux de la bouche. Cet incident fait basculer l’histoire intime dans une ère nouvelle. Deux forces fusionnant en un seul noyau. Le désir de L. rejoint le mien, renforce l’intensité du baiser. Chacun voudrait entrer davantage en l’autre. S’immiscer dans la gorge. S’effacer dans l’enlisement. Et pourtant aucune violence n’éclate. La rotation des langues semble rythmée par la moiteur des palais. Engluement délicieux. Issue. Quelque chose est advenu dès le premier regard. Dans la rue. » (Mon corps mis à nu, 109)

Indispensable double ou complément, l’autre, indéfini mais toujours deviné, pressenti est-il image ou réalité : la difficulté est de choisir.

« Alors que j’écrivais ces pages, m’accompagnait une étrange image. Une carte posée à côté de mon ordinateur comme un guide incompréhensible. […] Le corps de l’homme était tel qu’aurait pu le rêver mon désir. Et Dieu soit loué, il n’avait pas de visage. Allez savoir pourquoi l’érotisme était, dans cette position, si fort – j’avais pourtant toujours eu tant d’attirance pour la beauté d’un visage. Le corps redevenu anonyme avait-il enfin perdu son caractère menaçant ? Aucun espoir d’amour ne parasitait plus le désir – tout sentiment était inenvisageable sans visage. L’image était un puits dont on ne voyait pas le fond. Et surtout j’avais l’impression qu’à cet être sans nom, j’aurais pu tout donner – j’aurais pu n’être avec lui que mon corps délivré de la peur. » (Mon corps mis à nu, 120)

Après une visite aux Catacombes de Paris, où la file indienne des visiteurs favorise les quiproquos propices à la dérive dans l’imaginaire, le narrateur de Paris Nécropole se retrouve dans un autre souterrain, le métro, où le visage d’un homme l’interpelle, mais aussitôt l’illusion prend le dessus.

« Je baisse le regard. Sans réfléchir. Et je vois la main noire de l’homme regardé, à la nuque effleurée, aux traits livides, je vois sa main, ses doigts, enserrer fermement, empoigner la barre de soutien métallique, la saisir froidement comme un sexe chaud, et tout à coup c’était comme mon sexe que cette main inconnue empoignait fermement, et alors que le visage était toujours impassible, sans l’ombre d’une émotion, sans trace de désir, sa main empoignait mon sexe, dans l’imbroglio des corps rassemblés, nous étions réunis, liés, par la pression de sa main sur la barre métallique, froide et souillée… » (Paris Nécropole, 88-89)

Dans un premier roman qu’une réédition fait heureusement revivre, un enfant rêveur est confronté à la réalité d’une rencontre avec un pédophile.

« Charlot s’anéantit quand il voit Monsieur. Son amour le recouvre et sa personnalité s’efface. Charlot pense qu’il devrait parler. Mais quand Monsieur lui parle dans le creux de l’oreille, il oublie qui il est et il aime Monsieur. Oui, Charlot s’oublie dans ces moments-là. Il ne s’affirme plus. Tout son moi se tait et il offre son corps. Monsieur le couvre de baisers. » (Charlot aime Monsieur, 38)

En 2010, j’avais oublié de citer Claire Huynen, alors qu’avait paru son texte Une rencontre qui mettait en scène une curieuse connivence entre le sexe et la passion de la reliure, un métier qu’elle exerce avec une égale sensualité.

« Mes mains occupaient mon corps tout entier, affairées à recréer les livres. La reliure me remplissait. Je n’avais de cesse de démonter, remonter ; débrocher, recoudre ; déformer, former. Mes outils avaient l’exclusivité de mes caresses, ma presse occupait seule mes vertiges. Ebarber, massicoter, grecquer, endosser, encoller, rogner, couvrir, encarter étaient mes mots d’amour, mes suaves suppliques, mes délices quotidiennes. » (Une rencontre, 26)

Un texte emblématique qui témoigne d’un traitement original et facétieux de l’érotisme. Si la rencontre avec un autre, un homme quelconque, est fortuite et décrite avec de vifs détails néanmoins banals, l‘originalité réside ailleurs. Par exemple quand l’entreprise sexuelle et  le travail du livre que pratique la narratrice vont se trouver intriqués, soit par l’imagination soit dans un épisode tout à fait réaliste où la « rencontre » bénéficie d’une sorte d’emphase grâce à l’effet de redoublement, voire plus, grâce au texte du livre alors sur le métier de la relieuse.

« Je ne savais que faire de mes doigts cloués à l’ouvrage. Peu à peu ne demeura de vous que le bruit. L’odeur aussi de l’air déplacé par le moindre de vos doigts, tournant une page, frôlant un livre, une étagère, un meuble. Je m’étais remise à la tâche, dans la précipitation de libérer mes doigts de leurs chaines de soie. Mais le travail était grossier, les nœuds inégaux. Maimaine. Son con. Très peu de poils, de la même teinte que ses cheveux ; les grandes lèvres formant deux bourrelets onctueux. Son odeur de varech, son odeur de filet à sardines. Le cœur, la fontaine de Tantale. La rose lasse et fripée. Le fin des peines.  Ces lignes seules d’Hardellet méritaient la douceur de mes mains, la caresse des couleurs, l’arrondi de mes doigts. J’ai repris le travail avec recueillement. Presque avec culte. Humilité parfaite. Vous étiez absent. Seuls demeuraient de vous ce qui m’a toujours habitée : le bruit et l’odeur. » (Une rencontre, 70)

Huynen évoquera ailleurs des rituels érotiques « rénovés », dans un autre roman où elle démontre que vieillir et jouir est possible et drôle (Série grise, 2011). Thématique traitée sur un autre mode par Emmanuelle Pol dans L’Atelier de la chair, qui mériterait un examen distinctif.

Il se dit partout qu’un amour réciproque lie le livre électronique et la littérature érotique. Bien qu’il se révèle que le roman érotique devienne un genre idéal pour l’e-book – un effet des Fifty Shades of Grey, la tentation de l’anonymat ou l’audace des timides ? –, je n’ai pas à ce jour de références à donner, d’exemples consultables sur la toile, qu’on pourrait comme au XVIIIe siècle et selon Crébillon ou Rousseau, lire d’une seule main. Je reste attachée à la matérialité du livre. C’est elle qui s’ouvre le mieux à la saison violente de l’érotique en écriture, qui en dispense la grâce. Une radicalité qui n’est guère séparable de la poésie, comme manière d’écrire, comme manière de vivre et de décrire.

Philosophe et poète (faut-il ou non inverser ces termes alors que fusionnent ces deux aspects de sa personnalité ?), Véronique Bergen écrit comme on caresse, renouvelle la rhétorique amoureuse et l’intime connivence de l’art et la passion.

« C’était toujours des yeux que sa fièvre montait ; elle faisait tanguer en moi les zones de mon enfance, bousculant mes fantômes en les menant à l’air libre, avide de débusquer toutes mes lignes de fond, de démonter mes horloges existentielles afin de saisir l’heure qu’elles taisaient.
En cet après-midi nimbé d’une lumière couleur miel, je me laissais conduire là où la bouche de Chloé m’emmenait. Algèbre en acte, trois variables tatouées au creux du cou ; acrobatie digitale ; le matin du monde, c’est la signature de Chloé sur mon corps lorsque l’amour, à l’équinoxe de lui-même, se tient dans l’axe du soleil. Tous les siècles respirant entre deux spasmes, Chloé faisait l’amour lieder de Strauss, faisait l’amour corrida des temps solaires et réveillait les déserts où dorment les parchemins des prophètes… » (Fleuve de cendres, 240-241)

Pour figurer le désir qui désoriente et le désordre amoureux qui réorganise le monde, elle en appelle à la grammaire  de deux personnes, aux images les plus diverses, aux plus forts des symboles.

« C’est par la violence de son désir qu’elle débusquait les anfractuosités où je me réfugiais. La passion avait chez elle le tranchant des rayons que le soleil décoche en plein été. Dissipant le brouhaha du monde, exilant tout ce qui ébréchait l’extase, Chloé me clouait sur ses désirs, tranchait ma gorge de ses murmures, faisant monter en elle le jaguar, la cascade, le chant de Sappho, l’ardeur dévorante de l’amazone… Sa ferveur était impitoyable au sens où rien ne devait se dresser entre son éclosion et sa satisfaction. Je me laissais glisser dans les grands fonds qu’elle creusait en aveugle tandis qu’elle faisait de chaque baiser l’absolu dont dépendait le tout du monde, si bien qu’imperceptiblement je me retrouvais au centre de sa Genèse, cette Genèse où elle était Dieu, Adam, Eve, le serpent, la pomme… » (Fleuve de cendres, 160)

Lorsqu’elle s’inspire de vies réelles pour les fictionnaliser, elle détourne le genre romanesque vers un baroque inventif et engagé. Ainsi en va-t-il, parmi d’autres, des mémoires qu’elle attribue à Louis II de Bavière ou à Marilyn Monroe dont elle rapporte les confessions sauvages ou les délires.

« À l’unisson de mes désirs, la dernière livraison de domestiques ramenés par Hesselschwerdt tempère mon malaise. Lui seul peut écumer la Bavière et dénicher des spécimens mâles d’exception. Schneider et ses audaces de libertin, plus inventif que Casanova, Hiedl et sa violence indomptable qui déferle sans laisser une parcelle de ma chair indemne, Nagel et Gilliger aux courbes charmantes, aux proportions grecques régies par le nombre d’or […] Combien de corps devrai-je étreindre pour retrouver le mien ? Entre l’humain et le divin, je suis écartelé. Auprès des morts, je monte la garde, veillant à ne pas les réveiller ni marcher sur leurs chevelures bleues. Ceux qui écrivent l’amour comme ils le prononcent ont bien de la chance. » (Requiem pour le roi, 201)

« Richard est au comble de la félicité car c’est aujourd’hui pleine lune, la dévoration du ciel nocturne par un astre prêt à accoucher, ma dévoration par un féminin qui prend possession de la moindre parcelle de ma chair. Jamais, je ne puis deviner en quel endroit de mon corps la femme va surgir d’autant plus qu’il n’est pas rare qu’elle jaillisse d’un endroit insignifiant, plante du pied ou sternum. Il n’y a pas à la débusquer, à la supplier de venir : elle fraie son chemin avec l’assurance des fleurs qui vont éclore, trouvant spontanément les pétales qui mettent ses formes en valeur, épousant la voix haut perchée qui fait défaillir le parterre de mes amants. » (Requiem pour le roi, 175)

Propos de développements lyriques sur le désir, l’appétit sexuel, les fantasmes, l’amour ou ce qui en tient lieu, ces textes peuvent aussi convoquer une arrière-fable sociale et politique.

« L’homme qui me plaque contre le mur relève ma robe, soulève mes jambes que j’accroche autour de sa taille. Je gazouille une sous-version de Marilyn dans le cirage. L’inconnu ramassé en face d’un drugstore ne veut pas de mes mots troués de champagne et de Nembutal. Il enfonce son poing dans ma bouche. Sa chevalière m’érafle les gencives, entaille ma mémoire. Génial qu’il me baise debout… En position verticale, mon corps émet des ondes sexuelles qui poupoupidouent les vivants, les morts, les pas encore nés. L’étalon me besogne dru. Ses coups de queue m’arrachent des cris peroxydés qu’il étouffe sous une giclure de gifles. Mon regard vaporeux lance une supplique qu’il comprend au quart de tour. Il me décoche une pluie d’insultes, un clafoutis de crachats qui explosent dans ma bouche, ses mains végétélo-animales torturent mes tétons avant de claquer sur mes fesses. Ma faim sexuelle d’enfant abandonnée, il la tamponne uppercuts de boxeur fou. Au bout de son membre qui me défonce Hiroshima de la baise sauvage est logée une bombe à fragmentation déposée par les Studios Hollywood, par les Kennedy Brothers qui veulent ma peau. » (Marilyn, 42)

Comment se vivre en Marilyn, refuser sa naissance, combler l’absence de père, d’amour maternel, d’éducation,  bourrer le vide vertigineux de l’existence ?

« Devant le miroir, je m’apostrophe à la troisième personne. Mes lèvres embrassent leur reflet, avalent une gorgée de champagne que je fais couler sur mes poils pubiens. Ma chevelure, ma toison se laissent docilement décolorer, mais pas mes angoisses vertes ni mes idées noires. Même ma voix blondit direction parc de l’enfance. Avec un timbre de gamine à la cloche fêlée, j’appelle Norma Jean, surveille son apparition dans le miroir. Je lui promets un beau scénario pour ce soir : Norma Jean remportant l’Oscar de la meilleure chienne d’Hollywood. Redonnant à boire à mon pubis, je rappelle à Norma le compliment d’Otto Preminger à la fin du tournage de La Rivière sans retour, « diriger Marilyn, c’est comme diriger Lassie ; il faut quatorze prises pour obtenir l’aboiement adéquat » […] Mon ex-moi n’a pas intérêt à montrer son minois de fleur de détritus, je me mets à l’injurier… Tu ne mérites pas de séjourner sur la terre, tu voles l’oxygène des fleurs, des papillons. » (Marilyn, 47-48)

Eugène Savitzkaya recevant le prix Rossel pour « Fraudeur »

Pour demeurer « rare et exquise », la pratique de l’érotisme passe sans doute par le poème ou la marge, là où le se débride le signifiant. Il n’en faut pas davantage pour introduire quelques extraits des deux derniers ouvrages parus d’Eugène Savitzkaya qui charment sans qu’il soit besoin de commentaire.

« À califourchon
ma princesse, à califourchon
va le cavalier sur sa cavale
une couille du côté droit
une du côté gauche
à califourchon sur le pelvien
une jambe d’un côté l’autre de l’autre
la cavalière et
les lèvres au crin, aux poils
au cuir, à la peau
de paupière
enfourchée la bite
cofourchée la chatte
à califourchon
le pigeon sur sa pigeonne
le matador
sur sa mignonne
cofourchons » (À la cyprine, 63)

Et de déporter le regard, la sensation, le sentiment : vers le sourire et l’air frais !

« Érotique canine

Cassandre est en Cassandre, et ne peuvent se détacher.
Et courent ainsi tantôt sur trois, six ou huit pattes,
Mais la faim les tenaille et la douleur les aiguise
et
Se traîne dans les champs et les rues leur corps chaud
Si chaud morfondu » (À la cyprine, 43)

« Il en a vu baiser des oiseaux sur les branches des robiniers, des charmes, des chênes et des bouleaux. Des corvidés, des pigeons voyageurs de long cours égarés parmi les ramiers, des mésanges, des tourterelles. Ah, que c’est éphémère l’amour physique des tourterelles ! La femelle se pose la première sur une grosse branche près du tronc. Le mâle arrive et se pose sur une sorte de balancelle, un rameau très fin en anse de panier. Il salue sept fois, de sept courbettes, la tête entre les pattes. Et de sept roucoulements. Puis il rejoint la femelle sur la bonne branche bien solide et il et elle se joignent en se secouant, en agitant brièvement les ailes. » (Fraudeur, 158)

« Elle était drôle cette poule et bizarre à la fois. Elle ne se sauvait pas quand le fou jeune l’approchait, mais tournait sur elle-même comme une toupie et se couchait dans la poussière, ne tenait pas en place mais ne cherchait jamais à s’échapper, trop bonne ou trop folle, il ne l’a jamais su. Il fourrait ses mains sous ses ailes et elle les étirait complètement comme font les poules par forte chaleur, puis ne les repliait pas et les traînait par terre dans l’herbe quand il la posait sur le sol. Il n’arrivait plus à s’en séparer. Il lui en aurait coûté un effort incroyable. […] Il ne sait plus combien de jours a duré leur amour ni s’il fut sincère. » (Fraudeur, 163)

Faut-il être fou et jeune pour, comme le garçon d’Eugène, avancer vers son destin, « sans pouvoir éviter femme que le sexe encombre » ?

Que préférer de la fantaisie ou du sérieux ? Le choix n’est pas obligatoire, moins encore si on ose le hasard et qu’on laisse le charme subrepticement opérer.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 187 (2015)