Plus de 5.000 kilomètres séparent Bruxelles de Québec. Ainsi qu’un océan. Mais une langue rapproche ces deux capitales, langue commune à notre pays et à la province canadienne : le français. De quoi créer des ponts entre nos littératures. On en épinglera ici quelques-uns, sans prétendre à l’exhaustivité.
Le point de départ de ce dossier a été la reconduction sur quatre années de l’accord Québec – Wallonie-Bruxelles pour un échange de résidences d’auteurs, illustrateurs et bédéistes. L’occasion de faire le point sur les affinités, relations et influences circulant entre ces deux terres francophones.
Cinquante années de proximité
La Délégation générale du Québec à Bruxelles célèbre cette année ses cinquante ans de présence dans la capitale européenne, une présence que la Délégué Générale Geneviève Brisson a voulu saluer par ces mots : « 50 ans à représenter le Québec, à soutenir les Québécois.e.s dans leur développement de marché à l’international ainsi qu’à créer des liens et partenariats avec le Benelux et les institutions européennes. Dans le secteur du livre, nous sommes actifs depuis de nombreuses années : des centaines d’auteurs et d’éditeurs ont été présents à la Foire du livre, à Passa Porta, au Centre belge de la BD, à la Fête de la BD, à la Maison de la poésie de Namur, pour ne nommer que ceux-là, ainsi que dans les librairies, bibliothèques et universités. De plus, nous avons tissé des liens avec de nombreux journalistes, médias, éditeurs et programmateurs littéraires du territoire. De concert avec nos partenaires et en étroite collaboration avec Québec Édition, nous avons contribué à mieux faire connaître le livre québécois de même qu’à le rendre encore plus disponible au Benelux et nous nous engageons à continuer sur cette voie pour (au moins) les 50 prochaines années ! Merci à nos collaborateurs et aux lecteurs passionnés et curieux de découvrir les livres québécois ! » Et comme un juste retour des choses, cet automne sera fêté le quarantième anniversaire de l’ouverture, à Québec, de la première délégation Wallonie-Bruxelles à l’étranger en 1982.
La Foire du livre, porte ouverte sur la littérature québécoise
Parmi les manifestations qui ont contribué à mieux faire connaître la littérature québécoise, la Foire du livre de Bruxelles a joué et joue encore un rôle majeur. En 1997 déjà, La Foire s’est recentrée sur la francophonie. Une décision essentielle qui a permis d’asseoir son influence à l’étranger et son engagement pour la défense de la langue française. 2010 voit arriver dans les allées de la Foire un stand québécois remarqué. En mars 2015, pour sa 45e édition, la Foire, qui est le plus ancien salon du livre organisé dans un pays francophone, accueille le Québec comme invité d’honneur. L’édition et la culture québécoises rayonneront au cœur d’un stand exceptionnel de 1300 titres, un espace de rencontre accueillant plus d’une quinzaine d’auteurs et créateurs québécois ainsi qu’une exposition alliant littérature, art et multimédia. Un projet coordonné par Québec Édition, avec l’appui du gouvernement du Québec. À l’époque, Mme Hélène David, ministre de la Culture et des Communications et ministre responsable de la Protection et de la Promotion de la langue française, a tenu à souligner le tournant majeur que représentait ce nouveau partenariat : « Aller à la rencontre du lectorat belge sera assurément une expérience profitable et heureuse, notamment en raison des affinités culturelles que partagent le Québec et la Belgique ». En 2017, Montréal a été choisie par les organisateurs de la Foire du livre comme ville d’honneur. Plus récemment, en mars 2020 et en dépit des annulations d’événements pour cause de coronavirus, le Québec a pris à nouveau part à la Foire du livre de Bruxelles, avec une dynamique délégation d’une vingtaine d’auteurs québécois et franco-canadiens. Les professionnels du livre québécois y représentaient une quarantaine de maisons d’édition sur le stand de Québec Édition. Les libraires ne sont pas oubliés. Depuis 2017, Québec Édition a mis sur pied le programme « Rendez-vous Libraires » qui a permis à différents libraires belges de se rendre, durant une semaine, à Montréal, pour découvrir et mieux connaître le monde du livre et de l’édition au Québec.
Tu lis-tu ?
« Faire connaître nos auteurs et nos éditeurs fait partie de nos missions, précise Jean Frédéric, attaché culturel à la Délégation générale du Québec à Bruxelles, mais aussi les aider à s’exporter, à créer des liens, à développer la diffusion et la vente au Benelux, les achats de droits, les coéditions, etc. Depuis quelques années, les liens se sont resserrés et nos livres sont plus disponibles dans les librairies ». Parmi ces librairies, il en est une incontournable à Bruxelles pour qui s’intéresse à la littérature québécoise. TULITU a été créée en février 2015 à l’initiative de deux passionnées, Dominique Janelle, une Montréalaise retournée aujourd’hui dans son pays pour s’occuper de la promotion des éditeurs québécois en Europe au sein de Québec Éditions, et de la Bruxelloise Ariane Herman, la gérante, que nous rencontrons pour l’occasion dans sa librairie sise près de la Bourse, dans le quartier Sainte-Catherine. La façade est relativement discrète et quand on pousse la porte du 55, rue de Flandre, on est immédiatement séduit par les lieux. Lumineux à souhait, l’endroit s’élève entre deux murs couverts de rayonnages spécialisés en littérature québécoise, féministe et LGBTQIA++. Une librairie à l’image de son animatrice, pleine de personnalité. Une librairie qui affirme son identité à travers son nom : TULITU, en référence à la manière québécoise de poser la question « Tu lis-tu? » pour « Est-ce que tu lis? ». Mais pourquoi le Québec? « J’ai un frère éditeur au Québec, Gilles Herman, qui s’occupe des éditions Septentrion, spécialisées en histoire d’Amérique du Nord. Je vais souvent dans ce pays dont la culture m’intéresse. Bruxelles et Montréal ont en commun un rapport à la langue et à la littérature qui, à la différence de Paris, ne se veut pas hégémonique. On joue plus avec notre langue. On s’est tellement moqué de nous que l’on est décomplexé. Pendant vingt ans, j’y suis allée deux à trois fois par an et mes valises reviennent remplies de livres québécois conseillés par mes amis libraires de là-bas. On n’insiste jamais assez sur le cosmopolitisme de la littérature québécoise, qui est une terre d’immigrations, avec les boat people ou les Haïtiens par exemple. En termes de mentalité, on a un point commun, on ne se prend pas au sérieux. Cela se sent tout de suite à la lecture de leurs ouvrages. Les auteurs que nous invitons partagent avec la culture belge le sens de l’autodérision, la question des minorités, un lien particulier avec la langue française, une langue superbe, pleine de saveur, qui est à la fois la nôtre et différente de la nôtre et nous donne une autre image du monde. C’est grâce aux Québécois et Québécoises que j’ai découvert la francophonie et une culture livresque qui n’est pas centrée sur la France. En résumé, les Québécois et Québécoises ont pris tout le bien des Européens et tout le bien des Américains! »
Intarissable à propos de cette littérature, elle insiste sur la richesse des nombreuses maisons éditoriales en espérant ne pas en oublier : Le Passage, Le Quartanier, Héliotrope et leur jeune auteur Kevin Lambert remarqué pour son Querelle de Roberval (réédité en France au Nouvel Attila, sous le simple titre de Querelle, dans une version expurgée des québécismes les plus prononcés, mode étonnante de l’édition parisienne de franciser les créations venues d’ailleurs !), le travail des éditions Mémoire d’encrier fondées par l’écrivain haïtien Rodney Saint-Eloi qui mettent en valeur, entre autres, les écritures autochtones et publient des titres bilingues, notamment en langue innue, les éditions Marchand de feuilles avec Michèle Plomer ou le magnifique La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette aujourd’hui au Livre de Poche, Alto à qui la maison d’édition belge Onlit a acheté les droits du roman Le Christ obèse de Larry Tremblay, les poésies du Noroît, La Peuplade et notamment leur collection de littérature nordique, L’Instant même, « qui publie un de mes auteurs préférés, indique Ariane Herman, François Blais, un misanthrope qui vit dans sa cabane dans la forêt et écrit des romans avec des personnages décalés [décédé le 14 mai 2022, après cette interview, ndlr]. Ce sont des maisons d’édition avec une identité éditoriale forte, s’enthousiasme Ariane Herman. On sait où l’on met les pieds. J’essaie de mettre en avant la diversité de cette littérature. Il y a mille et une façons d’écrire au Québec. J’essaie de montrer qu’il n’y a pas que des histoires de bûcherons en chemise à carreaux qui vivent dans les forêts ou des types qui chassent la baleine ou les phoques. Le Québec, même quand on est en pleine nature, ce n’est tellement pas ça. Bien sûr, les gens trouveront chez TULITU les sagas écrites en joual de l’incontournable Michel Tremblay, ses pièces de théâtre et ses romans, comme La grosse femme d’à côté est enceinte. J’invite davantage à découvrir les nouveautés et des auteurs et autrices qui ont un univers propre. »
Pendant longtemps, une des difficultés pour la littérature québécoise était d’accéder au marché européen. Une situation qui s’est améliorée, par le biais de la vente de droits à des éditeurs français mais également via la distribution de plusieurs maisons chez nous. « La Librairie du Québec, à Paris, a développé La Distribution du Nouveau Monde qui assure la présence d’une cinquantaine d’éditeurs québécois sur le sol européen, explique Ariane Herman. Des efforts ont été réalisés par les autorités québécoises pour aider le domaine de la culture. C’est une question de survie puisque le Québec est la seule nation francophone du Canada anglophone. À Montréal, on parle de plus en plus anglais, alors qu’en Belgique, on a moins de raison à se défendre contre l’anglais. Dans les années 1970, le ministre des Affaires Culturelles, Denis Vaugeois, par ailleurs cofondateur de la maison d’édition du Boréal, a mis en place toute une série de lois pour défendre la francophonie, le secteur du livre et les bibliothèques. Depuis, au Québec, ils ont de très belles bibliothèques partout. Il y a chez eux une vraie culture de la bibliothèque ». Si la librairie TULITU invite régulièrement des auteurs et éditeurs québécois à venir présenter leurs nouveautés, elle collabore régulièrement avec d’autres partenaires comme sa voisine la Maison internationale des littératures Passa Porta, ou les Midis de la Poésie, avec lesquels elle a organisé une rencontre avec la poétesse Vanessa Bell, au printemps dernier, à la Maison du Livre de Saint-Gilles, puis à la Maison de la Poésie à Namur, autour de la parution de l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec (éd. du remue-ménage) et de Lettres aux jeunes poétesses (éd. de L’Arche). Elle y fut associée à Lisette Lombé pour performer autour de leurs recueils respectifs et discuter des ponts qui unissent les poésies belges et québécoises actuelles. La poésie est en effet un espace de partage comme tant d’autres, notamment avec le festival de la poésie de Montréal qui organise un prix littéraire francophone dont la Maison de la poésie d’Amay est partenaire et représentée dans le jury.
En français dans le texte
Les résidences d’écrivains à Montréal et à Québec organisées par le Service général des Lettres et du Livre de la Fédération Wallonie-Bruxelles et WBI sont l’occasion de renforcer ces liens entre nos deux communautés. D’une durée d’un ou deux mois, elles permettent à nos auteurs et autrices, illustrateurs et illustratrices, dans le domaine de la littérature adulte, de la littérature jeunesse et de la bande dessinée, de découvrir la culture de la Belle Province. Parmi eux, on peut citer André Borbé, Nora Gaspard, Edgar Kosma, Alain Dantinne, Aïko Solovkine, Dominique Maes pour la littérature générale et de jeunesse, Jean-Luc Cornette, Didier Swysen, Romain Renard, Mathieu Burniat pour la bande dessinée. Ce qui n’implique pas qu’ils doivent écrire obligatoirement sur le Québec. Les résidences peuvent néanmoins être l’occasion d’interventions auprès du public local, en collaboration avec l’UNEQ, l’Union des écrivaines et écrivains québécois. C’est ainsi que, durant son séjour en 2015, André Borbé a participé activement au Festival pour enfants du Métropolis Bleu à Montréal, a pris part comme auteur invité à quatre activités publiques dans des bibliothèques municipales et a mis sur pied un atelier littéraire dans une école primaire de Saint-Jean-sur-Richelieu.
C’est ensuite du côté des œuvres qu’on peut mesurer l’attrait réciproque de nos deux communautés culturelles. Vincent Engel, qui a des liens particuliers avec le Québec, nous y reviendrons, a attiré notre attention sur le rôle que Franco Dragone a joué lors de la fondation du Cirque du Soleil dont il a créé l’identité culturelle. Franco Dragone, pour lequel l’artiste multiple et bédéiste Romain Renard a travaillé à la scénographie de spectacles. Après avoir illustré un récit de voyage à Montréal et Québec, coédité par Casterman et Lonely Planet, et publié quatre BD, Romain Renard, en résidence en 2017, propose Melvile (éd. du Lombard). Une série BD pleine d’atmosphère et de sensualité en quatre tomes. Dans le premier, l’écrivain Samuel Beauclair, en panne d’inspiration, s’est réfugié dans la maison forestière de son père, en compagnie de son amie enceinte. Plane sur leur destinée la légende de l’homme-cerf. Le tout en réalité augmentée avec un nombre appréciable de boni via une application multimédia développée en exclusivité pour iPad, avec vidéos, photos de repérage au Canada et aux States, versions crayonnées ou encrées, interview, making-of et bande-son originale, composée par l’auteur lui-même que l’on peut retrouver sur le site. Un ensemble de disciplines artistiques qui offre une immersion totale dans des décors où la nature exprime sauvagerie et tensions, celle notamment de la région des Laurentides. Dans les volumes suivants, Chroniques de Melvile et L’histoire de Ruth Jacob, Romain Renard approfondit l’histoire de cette bourgade sortie de son imagination en extrapolant la généalogie de ses habitants.
Du côté des romans, quelques titres belges sont aussi inspirés par le Québec.
En 2010, Marc Meganck publie Port-au-Persil, aux regrettées éditions Bernard Gilson. Un roman comme un rite de passage sur les bords du Saint-Laurent et la Côte de Charlevoix. Le Québec apparaît comme le décor idoine de ce temps de rupture pour le narrateur. « Passer le cap. Se stabiliser. Il a fallu que je vienne au Québec, que je sois bloqué par une grève, dans un minuscule hameau perdu dans l’immensité du plateau laurentien, pour faire ma révolution tranquille, tourner le dos au passé, aller de l’avant, prendre conscience de l’essentiel (…) » Le hameau, c’est celui de Port-au-Persil qui donne son titre à ce roman d’une quête, bourgade où vécut la romancière Gabrielle Roy et habitée par des personnages hauts en couleurs. La grève, c’est celle du personnel du traversier entre Saint-Siméon et Rivière-du-Loup. Pour cette révolution tranquille très personnelle, le personnage a choisi le Québec où il vit « un moment suspendu dans le temps et l’espace ».
Cette fascination pour les espaces sauvages, on la retrouve dans deux autres romans contemporains. D’une part, Chicoutimi n’est plus si loin, de Françoise Pirart (Luce Wilquin, 2014, rééd. Éditions du Sablon, 2021). On suit deux adolescents paumés aux personnalités contrastées, qui fuient la Belgique pour le Canada et la ville de Chicoutimi. Outre le thriller psychologique né des tensions croissantes dans la fratrie, ce roman est un road movie au cœur des vastes étendues forestières des Laurentides. On passe ainsi par Saint-Jérôme, Joliette, Maskinongé, Trois-Rivières, Grandes Piles, etc. Françoise Pirart nous explique le choix de cette cartographie : « Je me suis rendue au Canada à plusieurs reprises. Lors de mon dernier voyage, l’idée m’est venue d’écrire un roman dans lequel deux frères en fuite se retrouveraient sur les routes du Québec. Sur place, j’ai été frappée par l’immensité des paysages, par les routes interminables qui traversent des plaines et des forêts. La cavale de mes personnages avait naturellement trouvé son décor. Comme les distances entre les localités sont beaucoup plus importantes là-bas qu’ici, il est fréquent de ne croiser presque personne en chemin et de se sentir en harmonie avec la nature. Ou alors, dominé par sa puissance. Il m’aurait été impossible d’imaginer la même histoire si elle s’était déroulée en Belgique ou même en France, où on peut difficilement avoir l’impression d’être seul au monde et… disparaître. » Par ailleurs, le roman se nourrit de québécismes qui apportent une saveur particulière au texte comme jaser, placoteuse, parlette, icitte, languineux, etc. « J’ai découvert ces expressions québécoises grâce à des amis qui les employaient incidemment, mais j’ai aussi effectué des recherches, se souvient Françoise Pirart, et j’en ai placé quelques-unes dans mon roman pour l’atmosphère, mais en veillant toujours à ce que les dialogues restent naturels et compréhensibles pour n’importe quel lecteur francophone ». Dans son livre, Françoise Pirart fait dire à un de ses personnages, songeur : « La Belgique. Le Canada. Deux pays qui semblent si éloignés, et pourtant… » Qu’y a-t-il derrière ce « et pourtant… » ? « Cette phrase est à replacer dans son contexte, explique l’autrice. Elle est exprimée par l’homme qui suit la piste des jeunes fugueurs, un détective retraité persuadé qu’ils ont probablement commis un acte irréparable en Belgique, avant de s’enfuir. Dans mon esprit, les deux pays sont en quelque sorte liés par le voyage erratique de mes héros dont le but ultime prend de plus en plus l’apparence d’un rêve : celui d’une vie sauvage dans les bois, comme les trappeurs d’autrefois. Si on va chercher plus loin, au-delà du roman, les Belges et les Québécois ont d’après moi quelques points communs : un état d’esprit bon enfant, une certaine simplicité dans les rapports humains. De même, ils manifestent peu de sentiment de supériorité qui serait déterminé par leur appartenance à un pays ».
Enfin, le roman Loup et les hommes, d’Emmanuelle Pirotte (Le Cherche-Midi, 2018) propose lui aussi une quête partie d’Europe pour aboutir aux confins du Canada et du Québec. Différence avec le roman de Françoise Pirart : le livre d’Emmanuelle Pirotte se déroule au 17e siècle. Il met en scène le marquis Armand de Canilhac fasciné, lors d’une soirée mondaine, par la présence d’une Indienne qui a les yeux et un bijou de son frère adoptif Loup, disparu vingt ans auparavant. Celui-ci a été condamné aux galères suite à une dénonciation pour usurpation de titre nobiliaire par son frère. Pris de remords, Armand décide de suivre l’Indienne pour retrouver sa trace. Nous voici embarqués pour Terre-Neuve, en Nouvelle-France, la baie de Tadoussac, le fleuve Richelieu, le lac Champlain, etc. Cette aventure met en scène plusieurs tribus indiennes, amies ou ennemies des Français, des Montagnais, des Iroquois, des Wendats, des Agniers, des Sokokis, etc. Elle nous immerge dans les Cinq-Nations et mêle rituels de guérison et chamanismes, nature sauvage, chasses, y compris à l’homme, colonialisme ainsi que « la fracassante beauté de ce monde ».
Inversement, existe-t-il des œuvres québécoises qui se soient intéressées à la Belgique ou à Bruxelles, capitale de l’Union européenne quand même, ou qui s’en soient servi comme décors de leur narration ? Nos différents interlocuteurs n’ont cité qu’un titre. Encore faut-il passer par la colonisation du Congo par la Belgique. Ténèbre, le premier roman de Paul Kawczak, jeune écrivain né à Besançon qui vit à Québec, a été publié en 2020 aux éditions La Peuplade et réédité en poche (J’ai lu). Un livre coup de poing comme le laisse présager son titre, référence limpide au chef-d’œuvre de Joseph Conrad. En 1890, le géomètre belge Pierre Claes est mandaté par le roi Léopold II pour établir le tracé nord de l’État indépendant du Congo. Il embarque avec lui un valet formé à l’art subtil des mutilations. À sa suite, le lecteur pénètre dans les touffeurs de la jungle, l’horreur coloniale, le racisme, la folie meurtrière voire perverse des hommes et une fascination hallucinée pour le mal.
Dans le domaine des arts de la scène, mis à part la chanson française et les spectacles d’humour que nous ne traiterons pas ici, a été présentée l’an dernier, au Rideau de Bruxelles, la pièce de théâtre Appellation sauvage contrôlée, d’Hélène Collin. Grâce à une bourse du Bureau International Jeunesse, la jeune comédienne, réalisatrice et metteuse en scène a pu assister au festival Présence autochtone à Montréal en 2011. Elle y rencontre Jacques Newashish, artiste atikamekw qui l’emmène à Wemotaci à la découverte de sa Nation. Elle y réalise en 2015 un documentaire, We are not legends, sur la jeunesse autochtone, prémices d’Appellation sauvage contrôlée, où elle approfondit la culture des peuples autochtones, l’importance de l’oralité, la relation au corps, les prédations sur la et les terre(s), les viols dans les pensionnats de la honte et les charniers d’enfants, la colonisation, la matrilinéarité, la nature et les êtres qui l’habitent…
À propos de théâtre, mais aussi de littérature jeunesse, la Belgique a pu compter sur un passeur culturel hors pair, avec lequel Anne-Lise Remacle a réalisé un long entretien pour Le Carnet et les Instants n°209 (oct. 2021). Émile Lansman, puisque c’est de lui qu’il s’agit, s’est illustré à travers de multiples activités de médiations culturelles : accueil en Belgique des premières troupes québécoises de théâtre jeunes publics, présidence du jury du Prix Québec/Wallonie-Bruxelles de littérature de jeunesse de 1987 à 2001, édition de jeunes auteurs québécois comme Emma Haché avec L’intimité (prix du Gouverneur général du Canada), mais aussi d’écrivains plus connus comme Larry Tremblay, Abla Farhoud, Marilyn Perreault… Quelques exemples parmi d’autres qui lui ont valu de nombreuses récompenses.
Le monde de l’édition est d’ailleurs à l’origine de nombreux échanges. C’est ainsi que Vincent Engel a commencé à publier ses premiers livres à L’Instant même, maison québécoise créée par Gilles et Marie Pellerin, qui lui ont accordé leur confiance pour une dizaine de titres. « Gilles et Marie sont devenus des amis et, de 1993 à 2003, je suis allé au moins une fois par an au Québec, raconte Vincent Engel. Je suis probablement l’écrivain qui a publié le plus de titres chez eux, dont Oubliez Adam Weinberger, coédité avec Fayard. Le monde francophone est un vaste champ culturel qui souffre de n’avoir qu’un seul lieu de légitimation : Paris. Tant dans une dimension symbolique qu’une dimension pratique, l’édition parisienne monopolise tout. Quatre arrondissements parisiens font la pluie et le beau temps. La seule exception, c’est le Québec, qui s’est autonomisé partiellement de Paris, en soutenant et mettant en avant ses auteurs. Québec est un ilot francophone qui doit exister dans un continent américain par la culture. Pour le Canada, c’est aussi important de s’appuyer sur le Québec car c’est une culture qui les distingue de l’Amérique, alors que leur mode de vie est américain. »
D’autres initiatives à signaler : Si tu passes la rivière de Geneviève Damas, publié chez Luce Wilquin en 2011 et acheté par l’éditeur Éric Simard chez Hamac en 2013. Ou le roman consacré à la tauromachie, El duende ou l’impossible à dire, de la Cominoise Anne Baudour, publié par un des plus anciens éditeurs québécois, Marcel Broquet La nouvelle édition. Dans Les éditions Marabout, Bob Morane et le Québec (éd. Septentrion, 2019), Jacques Hellemans étudie la réception d’Henri Vernes en terres fleurdelisées. Citons également Thierry Horguelin, auteur québécois installé en région liégeoise, publié au Québec, éditeur à L’herbe qui tremble (collection « D’autre part ») et coordinateur des Éditeurs singuliers, ainsi que Pierre-Yves Soucy, poète belgo-québécois responsable des éditions le Cormier.
Littératures de l’intranquillité
L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (ARLLFB), qui compte parmi ses membres des écrivains, linguistes ou essayistes étrangers, entretient aussi des relations avec des écrivains québécois. Marie-Claire Blais, prix Médicis 1966 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel, remarquée plus récemment pour sa série romanesque Soifs, hélas décédée le 30 novembre 2021, était membre de l’institution. En février 2018, une séance de l’ARLLFB a réuni plusieurs poètes québécois comme Jean-Marc Desgent, Hélène Dorion, Louise Dupré et Herménégilde Chiasson. Et le 24 novembre 2001, s’est tenue une Journée québécoise avec Marie-Claire Blais bien sûr, mais aussi Monique Larue et Lise Gauvin.
Professeure émérite de littérature à l’Université de Montréal, cette dernière a accepté de nous apporter son éclairage pour ce dossier. Un sujet qu’elle connaît particulièrement bien à travers ses travaux autour de la francophonie, qui lui ont valu le Prix du Québec Georges-Émile Lapalme en 2018 pour son engagement envers la langue française et la francophonie et, surtout, la Grande Médaille de la francophonie de l’Académie française en 2020. En plus de son investissement académique, Lise Gauvin est également écrivaine et musicienne. Elle a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Lettres d’une autre ou « comment peut-on être québécois(e) », essai-fiction qui en est à sa sixième édition (Typo, 2007) et La fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme (« Points », Seuil, 2004 et 2011). Selon Lise Gauvin, il y a des points communs entre nos littératures, au sein de la francophonie. « Ce qui nous rassemble est d’abord le fait que nous sommes des “irréguliers du langage”, selon l’expression de Marc Quaghebeur, explique-t-elle. Les écrivains francophones de Belgique et de Québec partagent un certain nombre de traits communs, au premier rang desquels se trouve un inconfort dans la langue qui est à la fois source de souffrance et d’invention, l’une et l’autre inextricablement liées, ainsi qu’en témoigne l’œuvre, exemplaire de ce point de vue, d’un Gaston Miron. La proximité des autres langues. La situation de diglossie dans laquelle ils se trouvent le plus souvent immergés, entraient chez ces écrivains ce que j’ai pris l’habitude de désigner sous le nom de surconscience linguistique. Si chaque écrivain doit jusqu’à un certain point réinventer la langue, la situation des écrivains francophones a ceci de particulier que le français n’est pas pour eux un acquis, mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications. Ce qui donne le travail remarquable d’un Kourouma inventant une langue, sa propre langue d’écriture irriguée par le rythme et les manières de penser malinké. D’une Assia Djebar que la fréquentation de langues autres que le français, comme le berbère et l’arabe, pousse à thématiser son rapport à la langue dans des récits complexes, mêlant diverses temporalités. Sans compter les prises de position manifestaires des écrivains antillais signataires d’Éloge de la créolité, les Chamoiseau et Confiant dont l’œuvre convoque l’histoire pour mieux dire l’épopée au quotidien. Ou encore le discours à dessein provocant d’un Jean-Pierre Verheggen prônant la nécessité de parler “grand-nègre” et de faire entendre “l’inouïversel”. Mais ces déclarations à l’emporte-pièce ne doivent pas faire oublier la fragilité même du travail d’écriture et la menace d’aphasie qui guette à tout moment ceux qui, comme France Daigle, d’Acadie, avouent écrire dans “le creux d’une langue”[1]. J’ai donc proposé de substituer à l’expression “littératures mineures” celle, plus adéquate me semble-t-il, de “littératures de l’intranquillité”, empruntant à Pessoa ce mot aux résonances multiples. Bien que la notion même d’intranquillité puisse désigner toute forme d’écriture, de littérature, je crois qu’elle s’applique tout particulièrement à la pratique langagière de l’écrivain francophone, qui est fondamentalement une pratique du soupçon. Dans un ouvrage dirigé avec votre compatriote Jean-Marie Klinkenberg, Trajectoires. Littératures et institutions au Québec et en Belgique francophone, en 1985, j’écrivais que nous partagions ce statut de “littératures inquiètes”. De l’inquiétude à l’intranquillité, il n’y a qu’un pas vite franchi. »
Malgré cette parenté, nous restons des cousins éloignés, ce qui se traduit par des différences que Lise Gauvin situe essentiellement dans nos rapports avec la France. « Ce qui nous distingue, c’est notre situation par rapport à l’institution littéraire française, poursuit-elle. Plusieurs colloques ont été organisés qui analysaient cette différence. À l’Abbaye de Royaumont, toujours avec Jean-Marie Klinkenberg, nous avons organisé une rencontre intitulée Écrivain cherche lecteur. L’écrivain francophone et ses publics, qui réunissait écrivains, éditeurs et diffuseurs pour examiner la question de la situation du livre et de l’écrivain dans l’espace francophone. En quelques mots, disons que la littérature québécoise jouit d’une autonomie plus grande que la littérature francophone de Belgique par rapport à l’institution littéraire française, mais cette autonomie, si elle lui permet de développer ses instances de légitimation internes, ne lui assure pas une plus grande diffusion dans l’ensemble de la francophonie ».
Une étrangeté familière
Que pense Lise Gauvin de l’opportunité qu’il y a à créer des ponts entre nos littératures ? « Les relations entre les écrivains sont toujours bénéfiques. Il en va de même pour les livres, qui ne circulent pas suffisamment. Du côté de la diffusion, tout est encore à faire pour que les livres publiés dans des maisons d’édition québécoises ou belges soient accessibles à l’ensemble des lecteurs francophones. Nous en sommes toujours, au Québec, lorsque nous publions un ouvrage, à chercher à obtenir une édition française, en plus d’une édition québécoise, pour être distribués dans la francophonie. C’est, notamment, le privilège dont bénéficie mon roman, Et toi, comment vas-tu ?, publié à Montréal chez Leméac en 2021 et réédité à Paris aux Éditions des femmes en 2022. La proximité géographique explique également le fait que plusieurs écrivains de Belgique choisissent de publier directement dans des maisons d’édition françaises, ce qui leur assure une diffusion plus large, mais ce qui est plus rarement le cas chez les écrivains québécois ».
Ces ponts, la romancière et essayiste a contribué à les consolider à plusieurs reprises et de diverses manières. « Je fréquente la Belgique depuis plusieurs décennies et nous avons fondé, avec Jean-Marie Klinkenberg, le groupe de recherche GRILL (Groupe de recherche sur les interactions entre langue et littérature) qui a donné lieu à plusieurs publications, précise Lise Gauvin. Tout récemment, nous avons collaboré tous deux à un numéro de la revue Littérature intitulé À l’aube des littératures francophones ; les premiers romans [2]. J’ai aussi dirigé une publication avec le regretté Jean-Pierre Bertrand intitulée Littératures mineures en langue majeure : Québec/Wallonie-Bruxelles. Plusieurs débats ont été organisés au Québec autour des réflexions de Jacques Dubois sur l’institution littéraire. C’est dire à quel point nous partageons des intérêts et des enjeux similaires. Comme critique littéraire au journal Le Devoir durant de nombreuses années, j’ai recensé les livres de Nicole Malinconi, Thierry Haumont, Jean-Luc Outers, etc. Je connais bien et admire depuis plusieurs années l’œuvre de Pierre Mertens, Claire Lejeune, Jean-Pierre Verheggen parmi d’autres. En collaboration avec l’ami Jacques de Decker, nous avons organisé un colloque à l’Académie des lettres sur Québec à propos de « Littérature et mondialisation ». Plus récemment, ma participation au Parlement des écrivaines francophones m’a permis de rencontrer Geneviève Damas, une remarquable romancière, sans oublier ma longue amitié avec Constance Chlore, poète et romancière de grand talent. Nous reconnaissons dans la littérature française de Belgique une étrangeté familière qui à la fois nous surprend, nous stimule et nous séduit ».
Michel Torrekens
[1] Lise GAUVIN, « Introduction, extrait », D’un monde l’autre. Tracées des littératures francophones, Mémoire d’encrier, 2013.
[2] Littérature, no 205, Armand Colin, mars 2022.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°212