
Nicole Malinconi
Entre Hôpital silence, livre inaugural et De fer et de verre, plus de trente ans se sont écoulés. Trente ans de textes, de vie, de questionnements, d’acharnement à écrire. De rigueur et d’éthique littéraires. Trente ans de plein et de vide qui ont conduit Nicole Malinconi à réussir la gageure de faire entrer, dans son dernier récit, l’histoire d’un quartier, d’une ville, du mouvement ouvrier belge dans l’intime de son écriture.
Pour faire le portrait de Nicole Malinconi
Le portrait de Nicole Malinconi ne peut être qu’un : celui d’une auteure aux prises avec l’écriture, jusqu’à l’obsession. Sans cesse, elle s’interroge : Que faut-il écrire ? Dois-je écrire ? Comment écrire au plus juste ? Au plus près ? Etc. Et enfin : qu’est-ce donc qu’écrire ? Dans cette écriture ouverte au singulier, à l’altérité, à l’humanité (même à celle des plus monstrueux d’entre nous), elle accueille les gens (ceux qu’on nommait, avant, le peuple), les paroles dites, les choses de rien, les débris ; mais aussi quelques événements tristement marquants comme la noyade en mer des exilés, l’extermination nazie…
Couronnée par le prix Rossel en 1993, admirée par de fidèles lectrices et d’assidus lecteurs, elle reste pourtant inconnue du grand public. L’année 2017, une des plus importantes de son parcours littéraire, aura-t-elle augmenté son lectorat ? Elle le mériterait. Elle a publié aux Impressions nouvelles un récit historique, De fer et de verre et les représentations d’Un grand amour, mis en scène par Jean-Claude Berutti au Théâtre des Martyrs, se sont jouées à guichet fermé.
Une famille ordinaire ?
Née en 1946, fille unique d’une mère dinantaise et d’un père toscan, elle forme avec ses parents une famille ordinaire et décentrée. La mère et la fille en sont le cœur, le couple, fusionnel ; le père vit comme à part. Il ne prendra sa véritable place qu’après la mort de sa femme. Le titre des deux livres que Nicole Malinconi leur a consacrés dans les années nonante exprime cette situation clairement, littéralement : Nous deux (1993) et Da solo (1997).
Son père, Omero Malinconi (1904-1996) n’est pas venu en Belgique comme nombre de ses compatriotes pour travailler dans les mines. Il voulait réaliser son rêve d’enfant : voir comment c’était ailleurs. Dès son arrivée à Ostende en 1928, il travaille dans l’hôtellerie. Au début de la guerre, il descend « faire la saison » à Dinant et rencontre celle qui deviendra sa femme, Madeleine Beguin (1911-1990). Nicole a déjà deux ans quand ils se marient, six ans quand la famille émigre en Italie, le pays natal paternel. Omero a décidé d’y ouvrir une petite fabrique de chaussures, qui périclitera assez rapidement. Nicole aura le temps de faire toute sa scolarité primaire en italien ; et d’apprendre le latin. De retour à Dinant en 1958, elle reprend sa scolarité en français. Entre à l’École moyenne de l’État, puis chez les Sœurs de Notre-Dame. Elle regrette le latin ; elle aime le français et les langues étrangères. Après ses humanités, en 1964, elle s’inscrit à l’École sociale de Namur. Elle ne deviendra pas secrétaire comme le rêve son père, elle sera assistante sociale itinérante. Mais elle ne se plaît pas dans ce métier qui ne lui sied pas. Elle se lasse d’apporter un secours inadéquat et de tenter de réparer des vies parfois contre le désir profond de ceux qu’elle aide. Elle démissionne en 1972 et travaille pour la première fois dans le secteur culturel. Ce ne sera pas la dernière. Mais avant de travailler à la Maison de la poésie de Namur, puis au Musée Félicien Rops, elle occupe à nouveau un poste d’assistante sociale à la Maternité provinciale de Namur, de 1979 à 1984. On y reviendra.
L’entrée dans un monde inconnu
Nicole Malinconi n’est pas de la sorte des génies en herbe, des Rimbaud, des Radiguet, des Le Clézio ou des Sagan, de celles et ceux qui savent depuis toujours qu’ils seront ci ou feront ça. L’écriture lui est venue tard, à presque quarante ans.
Elle s’en souvient, c’était en décembre de l’année 1984 que l’écriture s’est imposée à elle. Peut-être déjà préparée par la rencontre en 1981 avec Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste taraudé par la question d’écrire. Cette question qu’il ressasse, alors que lui non plus n’a pas encore écrit, il la transmet à la femme dont il partage la vie désormais. Ensemble, ils vivront un long compagnonnage d’amour, d’idées, de lecture et d’écriture. Ils rédigeront à quatre mains, bien des années plus tard, L’altérité est dans la langue. Psychanalyse et écriture (2015). Quel est donc l’élément, l’événement qui a déclenché l’écriture ? Il s’agit de la perte du travail le plus important de toute sa carrière professionnelle : le poste d’assistante sociale qu’elle occupait à la Maternité provinciale de Namur, au service du docteur Willy Peeters, médecin défenseur de l’accouchement sans douleur, de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse. Dans un temps où la Belgique était moins libérale sur les questions de société, ce service dérange. À peine le médecin humaniste décédé, que son service est fermé. Nicole Malinconi y était tout entière vouée à l’écoute des femmes venues avorter, et parfois de leur mari. Elle prenait des notes, ignorant encore qu’elle s’en servirait, plus tard, pour écrire un livre. Un livre de littérature. Elle pensait qu’un jour peut-être, elle pourrait faire un essai de type journalistique sur ce qui se passe à l’hôpital. Mais ce n’est pas cela qui est advenu. À la perte de son emploi, elle s’est mise à écrire. Ce qui s’appelle écrire. Intransitivement. Sa vie sera dévouée à cela, désormais. Hôpital silence a été écrit en quelques semaines. Marguerite Duras dira, dans L’autre journal, revue devenue mythique : « Mais lu ou non lu, ce livre restera vivant dans la littérature. » Plus de trente ans après, le livre est toujours édité, dans la collection Espace Nord. Toujours lu mais sûrement pas assez lu. Sinon, en serait-il encore ainsi de l’attitude du corps médical devant le corps des femmes ? Osons : du corps médical devant le corps humain, tous genres confondus ?
La publication d’Hôpital silence, en 1985, par Jérôme Lindon aux éditions de Minuit est un des moments les plus importants de l’histoire de Nicole Malinconi avec l’écriture – elle n’aime pas le mot carrière. « Cela a été une entrée dans un monde que j’ignorais totalement, et qui m’a tenue par la suite. Cet éditeur m’a ouvert une porte en publiant mon livre, au point que je me suis dit : j’ai une responsabilité envers moi-même de continuer à écrire. »
Et elle a continué à écrire. Un court roman, L’attente (1989). Le seul roman de sa bibliographie. Elle le dit, elle n’a pas d’imagination. Elle se servira pourtant de la fiction pour certains de ses textes – mais l’écriture n’est-elle pas toujours une fiction ? Dans Un grand amour, monologue inspiré du livre de Gitta Sereny, Au fond des ténèbres, Un bourreau parle : Franz Stangl, commandant de Treblinka[1], elle imagine ce qu’aurait pu se dire Theresa, la veuve du commandant Stangl, après qu’elle a lu le livre de la journaliste. Elle colle aux faits, à l’histoire, mais son écriture invente le soliloque. Elle est d’ailleurs certaine que dans la vraie vie, Theresa Stangl n’a pas eu ces réflexions. Elle est restée dans son déni.
La trilogie familiale
Après L’attente, elle écrit Nous deux et Da solo, évoqués plus haut, puisés à son histoire personnelle. Ou plutôt, à celle de ses parents. La première phrase de Nous deux est sidérante de trivialité, de réalisme : « Je lave le linge de ma mère. » Une fois encore, Nicole Malinconi métamorphosera la crudité du réel en littérature. Elle amène la langue populaire de sa mère dans ses phrases. Comme elle le fera avec celle de son père, teintée d’italianismes. Da solo permet à cet homme de trouver, grâce au récit, une parole qu’il a trop retenue dans la vie. Dix ans après Nous deux, elle retourne dans l’histoire familiale, écrit À l’étranger, le récit de leur installation ratée en Italie. On y voit non seulement comment un exilé devient étranger en son pays d’origine, mais aussi comment chacun est étranger à l’autre, dans sa propre famille.
On ne le dit pas assez souvent, et c’est particulièrement vrai dans ces trois livres-là, dans d’autres aussi, l’œuvre de Nicole Malinconi possède une dimension réaliste. Elle ne cherche pas comme Balzac à décrire la comédie humaine ni comme Zola à dresser « l’inventaire d’une société entière en faisant ressortir les forces qui l’ont travaillée, les mutations qui s’y sont produites »[2] mais plus modestement, à tenter, comme Annie Ernaux, d’écrire au plus près du/le réel. Ainsi que le dit Carmelo Virone dans un article à paraître dans un numéro de la revue Textyles consacré à l’écrivaine : « La composante essentielle du projet réaliste réside dans le travail de la langue. » Il est évident que depuis Hôpital silence, elle porte une attention toute particulière à la langue parlée. Rapportée. Où les failles et les achoppements révèlent les blessures intérieures, l’inadéquation au monde, à la famille, à sa vie aussi.
La question scandaleuse
Parmi tous les livres nourris de la parole d’autrui, il en est un de particulièrement risqué. Qui a choqué avant même d’être lu : Vous vous appelez Michèle Martin (2008). Pendant toute une année, alors que l’épouse de Marc Dutroux est encore à la prison de Namur, Nicole Malinconi va à sa rencontre. Toutes les deux souhaitent alors qu’un livre paraisse. Michèle Martin, un témoignage sur les conditions de vie en prison, Nicole Malinconi, une possible réponse à la question ultime : « Comment est-ce possible ? Voulant dire : comment peut-on faire cela, laisser faire cela ? Voulant dire : que s’est-il passé, qu’est-il advenu depuis le début de votre vie pour que la soumission à un homme vous entraîne jusqu’à ce point, jusqu’à cette mort ? » (p. 19). Le livre est avant tout « la quête et le combat des mots » ; des mots que Michèle Martin ne dira qu’à demi-mots, ne les voulant pas publiés, ou des mots qu’elle ne dira pas. Probablement Nicole Malinconi n’a-t-elle pas écrit l’essai à scandales que les médias et le public attendaient car le livre n’a pas rencontré un grand succès. L’écrivaine est restée fidèle à elle-même. « Je pense qu’on a eu peur de la question qui était sous-jacente à ce livre, et qui était l’humanité de cette femme, et l’humanité de tout qui commet un acte inhumain. C’est plus compliqué de se laisser questionner par ça que de classer Michèle Martin du côté des psychotiques. Elle m’est apparue comme quelqu’un qui maîtrise sa parole. Alors, la question du déni reste, on ne peut savoir ce qu’il en est. Mais en ne voulant pas savoir, on est soi-même dans le déni de la question qui est là, derrière. Je ne regrette pas d’avoir écrit ce livre, de l’avoir soutenu comme ça. C’est ce que j’avais à faire après mes entretiens avec elle et mon travail d’écriture, cela aurait été une lâcheté de le mettre dans le tiroir. J’aurais donné raison à son jeu de déni. »
La tragédie et le bonheur d’écrire
Quand on écrit des textes comme celui-là, comme Hôpital silence, Si ce n’est plus un homme, Un grand amour ou De fer et de verre, osant affronter la tragédie humaine, on pourrait se demander comment il est réalisable d’écrire sur l’infime, le presque rien, la musique, d’écrire La porte de Cézanne, Les oiseaux de Messiaen, Sous le piano… Dans ces textes courts, elle touche à une autre tragédie, moins mortelle, quoique : la tragédie même de la langue, de l’écriture, celle des mots aussi. Ils ne disent jamais exactement, totalement. Ils sont toujours, comme l’amour : en fuite. Nicole Malinconi rêve comme d’autres avant elle, et comme eux elle échoue, de délivrer l’écriture du sens, d’en faire une pure musique. C’est pourtant dans ces textes-là qu’elle touche au bonheur d’écrire – un bonheur rare, momentané, comme tout bonheur. « Il y a des textes plus heureux, des instants aussi. Je crois que tout livre comporte un moment où on a l’impression qu’on a lâché les défenses et que l’écriture s’installe. Ce n’est pas vrai tout au long d’un texte. Pour prendre un exemple, j’ai eu vraiment un réel plaisir et un réel moment d’ouverture en écrivant La porte de Cézanne, un tout petit texte publié chez Esperluète où il s’agit d’appréhender la porte, le dehors, le dedans. Je ne peux pas en parler après coup car tout se tient dans ce que j’ai écrit. C’est venu librement, sans précaution. » « Au moment où j’écrivais De fer et de verre, j’étais tellement au prise avec des données historiques que je m’étais dit, La prochaine fois, j’écrirai à propos des légumes, des choses gratuites ou des choses qui ne demandent pas de suivre une trajectoire, d’avoir le sens du déroulement de l’histoire. Mais parfois je me demande si, le monde étant ce qu’il est, les choses se passant comme elles se passent pour les gens qui vivent aujourd’hui, si je peux encore me permettre le luxe d’écrire ce genre de choses. Et pourtant, oui je le crois… »
Une œuvre politique
Depuis la prise de conscience qu’elle allait écrire, depuis le premier mot, le premier texte, quelque chose toujours met en chantier l’écriture, fait l’écrivaine s’atteler à sa tâche d’écrire, quelque chose que l’on pourrait appeler : la perte. De son travail, de ses parents, des instants, des paroles… Le processus a été le même pour De fer et de verre, sur la Maison du peuple bruxelloise de Victor Horta, bâtie en 1896 et démolie en 1965. « L’idée de ce livre m’est venue de mon intérêt pour les destructions à Bruxelles. Les choses que je voyais dans la ville en train d’être démolies alors que les gens tout autour, quand je les questionnais, disaient, On ne sait pas pourquoi on démolit ça, on ne sait pas ce qu’on va refaire à la place. D’autres disaient, On va faire du pareil au même. Tout cela m’intéressait. J’avais commencé à écrire des petits textes là-dessus, sur divers endroits de démolition, y compris même sur le fait d’abattre des arbres qu’on dit malades, mais dont on ne sait pas vraiment s’ils sont malades ou si l’on veut simplement changer le paysage, quitte à abattre un arbre qui a parfois des dizaines d’années. La question de la destruction m’a amenée à celle de la Maison du peuple. Quand j’ai pris conscience de ce que cette Maison avait pu représenter, et surtout de l’espèce de mensonge et d’ignorance dans lesquels elle était omaintenue, hormis par quelques personnes très âgées qui l’avaient connue ou même fréquentée, j’ai compris qu’elle faisait partie d’un monde disparu, oublié. C’est cet oubli, l’organisation de sa disparition sans état d’âme qui m’a frappée. J’ai commencé à m’informer dessus. Cela m’a tout de suite passionnée, comment Horta avait dû faire un certain pari pour construire cela, dans cette rue en pente, avec un terrain irrégulier. » Ce récit se révèle majeur dans l’œuvre de Nicole Malinconi parce qu’il lui adjoint une dimension historique qu’elle n’avait pas encore incluse, ou à peine. Si elle n’a pas voulu faire un livre militant, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, avec l’humain qui compte de moins en moins, tous ces livres sont, oui, éminemment politiques. Humanistes. Poétiques. Car ce qu’elle réussit en écrivant au risque, au prix de la perte, c’est ramener l’humain à la surface, le remettre au monde, au centre, au centre du monde, d’où qu’il soit et où qu’il aille…
Michel Zumkir
Bibliographie sélective
Hôpital silence & L’attente, Espace Nord, 2017.
Nous deux & Da solo, Espace Nord, 2002.
À l’étranger, Espace Nord, 2005.
Les oiseaux de Messiaen, Esperluète, 2005.
La porte de Cézanne, Esperluète, 2006.
Vous vous appelez Michelle Martin, Denoël, 2008.
Si ce n’est plus un homme, L’Aube, 2010.
Séparation, Les liens qui libèrent, 2012.
Que dire de l’écriture ?, Lansman, 2014.
L’altérité est dans la langue. Psychanalyse et écriture (Avec Jean-Pierre Lebrun), Erès, 2015.
Un grand amour, Esperluète, 2015.
De fer et de verre. La Maison du Peuple de Victor Horta, Impressions nouvelles, 2017.
[1] Ce livre paru pour la première fois en 1974 (1975, pour sa version française) et réédité en 2007 (Denoël) a déjà inspiré l’écrivaine Dominique Sigaud (Franz Stangl et moi, Stock, 2011).
[2] Jacques DUBOIS, Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Seuil, coll. « Point essais » n°434, 2000.
Une affaire de femmes et d’écriture : Rencontre avec Janine Godinas
Nombre de spectateurs du Théâtre des Martyrs, à l’automne dernier, en assistant à la représentation d’Un grand amour, ont eu le choc de découvrir une des écritures contemporaines les plus à même de suivre les circonvolutions de la pensée humaine. Pour la comédienne Janine Godinas, sublime et nuancée dans le rôle de Theresa Stangl, la rencontre avec cette écriture a été bouleversante.
Lire aussi : notre critique de l’adaptation théâtrale d »Un grand amour
Connaissiez-vous ce texte avant de le jouer ?
Non. Je l’ai découvert quand Jean-Claude Berutti a voulu le monter avec moi. J’ai été renversée par ce que cela racontait, sur le déni notamment. Ce qui m’a surtout fascinée, c’est la façon dont Nicole Malinconi écrit. Et qui est, pour un comédien, une respiration immense. Il y a très peu de points, la ponctuation est très légère. Elle rend la pensée continue, sans arrêt. Je pense même que c’est la première fois que je rencontrais un auteur de cette qualité-là, qui laisse la pensée fluide à ce point-là, qui lui donne la liberté de se parcourir seule, aller dans les méandres sans jamais s’arrêter.
Quelles sont les difficultés du texte ?
Le texte n’est pas simple pour un comédien. Il faut créer un personnage qui doit susciter à la fois une empathie et un rejet. Quelqu’un qui se cache derrière un amour est très difficile à jouer, surtout quand on sait que c’est pour la pire des choses. Je me suis retrouvée devant ce défi-là. En même temps, je me suis dit, Nous sommes tous porteurs du monstrueux et du merveilleux. Il fallait que j’entre dans les méandres de cela. Des questions que cela pose : Qu’est-ce que c’est l’amour ? Peut-on encore parler d’amour face à au déni, face à de telles monstruosités ? Toutes ces questions sont complexes à interpréter.
Comment avez-vous abordé le personnage de Theresa Stangl ?
Avec Jean-Claude Berutti, nous étions d’accord de proposer une distance avec le personnage, de ne pas faire naître une émotion au spectateur qui ferait que le spectateur ne puisse plus voir son déni, sa monstruosité. Il faut dire que cette femme, quand elle se trouve au Brésil, comme beaucoup de nazis de cette époque-là, elle se la joue, pour le dire un peu vulgairement. Elle entre dans une bourgeoisie totalement feinte. Elle oublie sa monstruosité. Nous avons accentué le côté frelaté de cette bourgeoise. En même temps, je pense qu’elle reste, au fond d’elle-même, cette petite femme qui a aimé un policier autrichien quand elle avait vingt ans, et qu’elle en est restée là. Elle n’a pas été une grande femme dans le pouvoir comme l’ont été Magda Goebbels ou Eva Braun.
Qu’est-ce qui vous a permis de réussir à incarner ce personnage complexe ?
Je crois que si je suis parvenue à incarner ce personnage-là, c’est grâce à l’écriture de Nicole, à ses choix, à son style, à sa langue tout à fait sublime. Si on avait une langue du quotidien, ce ne serait pas supportable. En jouant ce texte, moi qui en ai tout de même joué beaucoup, j’ai véritablement rencontré un auteur. Son texte est sorti de son corps, et moi je l’ai fait passer par le mien. Ainsi j’ai rejoint le corps de Nicole. Plus qu’une rencontre littéraire, notre rencontre a été une rencontre de mots, de tensions, d’émotions, de sentiments. Nous avons réussi notre affaire. C’était une très belle rencontre, je le répète. Pas seulement une rencontre d’artistes mais aussi une rencontre de femmes. Comme si tout ce qui était dit là, dans ce texte-là, passait aussi par une femme d’aujourd’hui.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 197 (janvier 2018)