Fondées en 1984, les éditions du Taillis Pré remplissent depuis bientôt quarante ans les rayonnages des librairies d’une poésie ouverte sur le monde, exigeante et fertile. Yves Namur, poète et éditeur, retrace pour Le Carnet et les Instants les jalons de cette aventure éditoriale issue du hasard, des rencontres et d’un amour absolu pour la littérature.
Exerce-t-on le métier d’éditeur de la même manière aujourd’hui qu’aux débuts du Taillis Pré ?
Vous dire d’emblée que le terme « métier d’éditeur » ne me convient probablement pas si l’on tient compte du sens exact que ce terme recouvre. Je lui préférerais, dans mon cas, les mots « la passion d’éditer » même si aujourd’hui la passion ne suffit plus à satisfaire les auteurs et le marché du livre et qu’en réalité nous sommes tenus au métier d’éditeur.
Ainsi au Taillis Pré avons-nous, dans les années 1980, publié plusieurs plaquettes – contenant une vingtaine de pages, imprimées avec une linotype, cette machine de composition au plomb – d’auteurs reconnus et qu’on retrouvait régulièrement dans les catalogues de Gallimard ou Lettres Vives. Aujourd’hui, cette relation au livre s’est déplacée vers les livres d’artiste et ce que les autrices et auteurs espèrent, c’est une réelle présence en librairie. Donc des éditions plus courantes. C’est là que commence véritablement le métier d’éditeur. Le Taillis Pré dispose depuis de nombreuses années d’une diffusion et une distribution sur la Belgique comme sur la France d’ailleurs, chose assez rare pour une édition de poésie, surtout il y a vingt ou trente ans.
À l’origine du Taillis Pré, on trouve une double orientation : vers le partage et la disponibilité des textes (qui transparaît plus clairement encore dans la collection « Ha ») mais aussi vers la collaboration. Pourriez-vous revenir sur les motivations premières qui ont animé ce projet ?
Be hasard, tout simplement ! Depuis le début des années 1970, j’étais, comme Jean-Pierre Verheggen ou Jacques Crickillon, un habitué de la maison de Cécile et André Miguel à Ligny. Un jour, ils se sont amenés avec sous le bras un manuscrit intitulé Dans l’autre scène. Une centaine de pages avec des dessins de Cécile aux crayons de couleur, et des graphies de la main d’André. Un éditeur de Bruxelles avait souhaité éditer ce texte et les résultats en impression offset étaient mauvais. Dieu seul sait pourquoi mais nous sommes allés dans mon bureau médical qui était équipé d’une photocopieuse Ricoh FT 3050 et j’ai fait quelques essais en jouant sur les contrastes plus ou moins élevés… avec un résultat bien meilleur. C’est que chaque feuille à reproduire avait un contraste choisi. C’est ainsi qu’est né Le Taillis Pré, avec dans les mois qui ont suivi 120 pages que nous mettions par dizaine sur une table ronde autour de laquelle mes enfants et moi tournions… jusqu’à faire une centaine d’exemplaires de ce titre, Dans l’autre scène. Par la suite, nous avons publié des plaquettes avec une linotype d’un patient (la première étant Secrète assonance de Fernand Verhesen, il y aura des Salah Stétié, Antonio Ramos Rosa, Roberto Juarroz, etc.). Plus tard encore, parce qu’un éditeur, chez qui j’assumais les choix de poésie avec Bernard Noël, se montrait timide à publier tel ou tel titre proposé, nous nous sommes lancés dans l’impression courante avec les premières éditions numériques. Tout cela pour en arriver aujourd’hui à un catalogue de plus de 250 titres, je crois… n’ayant jamais vraiment compté !
Quant aux motivations premières, il y avait tant de manuscrits de qualité qu’il était très clair que mon activité principale, la médecine, me donnait alors la possibilité de financer ces publications. À l’époque, publiant de nombreux étrangers, notre maison d’édition se voyait refuser une quelconque aide financière. Les consultations du médecin y suppléaient !
À ses débuts, Le Taillis Pré publiait exclusivement de la poésie, mais s’est doté ces dernières années de deux collections qui échappent à la règle : « Les Inclassables » et « Essais & Témoignages ». Envie de s’ouvrir à d’autres genres littéraires ou fruit des rencontres et propositions ?
Voici effectivement deux ou trois ans que nous avons ouvert Le Taillis Pré à d’autres genres littéraires, je pense particulièrement à la collection « Les Inclassables » avec deux titres et deux auteurs en 2020, Jean Claude Bologne et Paul Emond. Mais finalement, vous savez, ce sont des textes si proches de la poésie, comme ce sera le cas avec Arbracadants de Béatrice Libert.
Quant à la collection « Essais & témoignages », je l’ai inaugurée avec La cuisine de Claire Lejeune, il y a déjà sept ans. C’était en 2015 ! Des photographies, des recettes, des fragments de poèmes où il était question de nourritures, etc. Un travail réalisé par Danielle Bajomée, Martine Renouprez, Françoise Delmez et les filles de Claire. Un texte aussi de Marcel Moreau à l’adresse de Claire. On ne s’éloigne pas de la poésie. La même chose pour le dernier titre, Un temps immobile, une magnifique prose de Jean-Luc Outers où l’émotion poétique est présente.
Nous l’avons évoqué précédemment, la collaboration semble être l’une des pierres angulaires du Taillis Pré. On le voit dans les partenariats au long cours qui parsèment le catalogue (Gaspard Hons, Éric Brogniet, Israël Eliraz…), mais aussi dans les collections elles-mêmes – « Ha » étant confiée aux bons soins de Gérald Purnelle et Karel Logist, « Erotik » à ceux d’ùEric Brogniet. Comment naissent et se pérennisent de telles relations ?
Le catalogue du Taillis Pré privilégie le travail avec ce qu’on appelle communément les « auteurs maison », c’est-à-dire ceux qui reviennent avec leurs manuscrits sous le bras. Rares sont effectivement ceux qui n’ont qu’un seul titre au catalogue. Il est bon de creuser un sillon avec un auteur, à la condition, bien sûr, que les manuscrits proposés soient de qualité. Il m’est parfois arrivé de refuser un manuscrit alors que nous en avions publié plusieurs du même poète. Et par la suite, avons publié d’autres titres de l’auteur.
Pour la collection « Ha », notre collaboration remonte à bien longtemps. J’avais, depuis l’âge de vingt ans, l’envie de republier Ernest Delève. Gérald Purnelle et Karel Logist pensaient à Françoise Delcarte… nous sommes partis avec ces deux-là. Cette collection patrimoniale a la prétention de redistribuer les cartes des renommées et généralement nous republions l’œuvre complète d’un poète ! Allez lire Franz Moreau, Marcel La Haye, Jean Dypréau, Yvon Givert. Pour la collection « Erotik », c’est à la suite d’un livre publié d’Éric Brogniet, À la table de Sade, que j’ai pensé à créer cette collection, certes plus discrète, mais où sous peu va paraître un titre du suisse Vahé Godel.
Dans le catalogue du Taillis Pré voisinent grands noms de Belgique et d’ailleurs, coups d’essai et prolongements d’une œuvre déjà bien installée, auteurs prolifiques et écrivains aux productions condensées – tel Pierre Gilman, dont vous avez publié le troisième et, tristement, dernier ouvrage en avril dernier. Tous, pourtant, aussi différents qu’ils soient, témoignent d’une même accessibilité. Que dire de cet équilibre dont vous semblez faire votre force ?
Difficile d’analyser la chose. Vous avez un joker ? L’analyse appartiendra peut-être à d’autres. Les choix des manuscrits sont les miens, c’est peut-être dans mon cerveau qu’il faut trouver un semblant de réponse. Qui sait ! Une évidence : je ne fais aucune concession… et tout particulièrement avec mes amis. Si un titre est publié, c’est parce que j’en ai aimé l’écriture, l’atmosphère ; c’est parce que j’ai ressenti ce que Pierre Reverdy a justement appelé « Cette émotion appelée poésie ». Et ce, en traversant diverses écritures, totalement divergentes voire à l’opposé l’une de l’autre. Voyez d’un côté, Paroles du feuillage de Roger Foulon ou Le livre du soufi de Liliane Wouters et de l’autre, des auteurs tels Michel Lambiotte, Jean-Marie Corbusier ou Nicolas Grégoire (pour ne citer qu’eux seuls).
Il faut également souligner l’important travail de traduction que mène Le Taillis Pré, cristallisé par les anthologies mais entamé de longue date avec la publication d’éditions bilingues, qui voient la coprésence des langues et des alphabets (Roberto Juarroz, EE Cummings, …), voire la coédition avec, par exemple, les éditions du Noroît, basées à Montréal. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cet aspect de votre travail ?
Effectivement, une chose importante : l’ouverture au monde. Nous avons ainsi publié des Portugais, des Italiens, Hongrois, Argentins, Suisses, Israéliens, Espagnols, etc. Et si possible, toujours en bilingue avec des traducteurs reconnus dans le domaine (Patrick Quillier pour le portugais, Jacques Ancet pour l’espagnol). Également des anthologies : quatre volumes de La Poésie espagnole contemporaine avec l’Institut Cervantes, Les poésies albanaises, Le poème palestinien contemporain, etc.
À observer le chemin parcouru depuis 1984, une certaine propension à élargir les frontières saute aux yeux : les frontières entre les âges (publication de jeunes poètes et d’auteurs illustres), entre les temps (publication d’œuvres “oubliées”), entre les langues et les mondes – qu’ils soient intérieurs et traitent de spiritualité, de foi, ou extérieurs et convoquent le voyage, l’exil ou la guerre, confirmant par-là le caractère subtilement engagé de la maison. Cette tendance est-elle délibérée ?
Oui, comme je vous le disais, si la collection « Ha » entend redécouvrir, je tiens absolument à publier, si le manuscrit me parvient, un ou une « jeune », c’est-à-dire un premier recueil. Qu’on pense à Eric Piette, Quentin Volvert, Alexandre Valassidis, Vincent Poth et pour cet automne un superbe Rendre Grâce d’Olivier Noria… en attendant, non pas Godot, mais l’arrivée d’une nouvelle autrice comme ce fut le cas avec Charline Lambert ! C’est pour moi un devoir et un plaisir que de lancer de tels auteurs. Nos programmes sont cependant complets pour presque deux années. On aimerait faire plus, mais c’est de l’ordre de l’impossible.
Louise Van Brabant
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°213 (2022)