Dans les trous de l’Histoire

Ghislain COTTON

celentinNous sommes au printemps de 274 av. J-C, à Alexandrie, capitale de l’Égypte hellénistique, sous le règne de Ptolémée II, deuxième successeur d’Alexandre le Grand. Écrire « nous sommes » n’est pas abusif tant la plume érudite et profuse de Marie Celentin se plaît à détailler les décors et les situations tout comme les personnages, leurs mouvements et les sentiments qu’ils éprouvent. Si l’Histoire est bien la trame de Dans le bleu de ses silences, ce livre abondant constitue une somme éminemment romanesque et d’une créativité digne à la fois d’un script de péplum et d’un documentaire éclairant sur les réalités quotidiennes d’une époque. Même si l’auteur professe « qu’un roman n’a aucune vocation à remplacer une lecture sérieuse pour quiconque veut approfondir ses connaissances en Histoire ». Ce qui lui donne d’ailleurs toute liberté de développer dans la première partie les arcanes d’un authentique polar.

En ce jour printanier, Alexandrie célèbre les Ptolémaia, fêtes voulues à la gloire d’un régime soucieux de jeter un pont entre les deux cultures égyptienne et grecque, tout en attestant la puissance de l’hellénisme dont la ville est devenue, au sens figuré, ce que le phare monumental représente, au sens propre, pour le bassin méditerranéen. Callias, un séduisant jeune homme, mais aussi espion du roi Ptolémée, est égorgé alors qu’il revient du palais. Ce crime finit par initier une enquête privée, semée elle aussi de plusieurs cadavres. Du reste, la répudiation d’Arsinoé, épouse de Ptolémée, au profit de l’autre Arsinoé, sa redoutable sœur et seconde épouse, n’est pas étrangère à ce bain de sang, dont le roi lui-même est parfaitement innocent. Qui est-il, ce Ptolémée II ? Au total un honnête homme aussi épris de justice que de grandeur. Bon vivant, porté sur les plaisirs de l’existence, mais avide de science, de poésie et de culture. S’il a le souci de défendre de toutes les manières la prédominance de son royaume dans le monde méditerranéen – que les menaces viennent de l’Ouest (Rome) ou de l’Est (Séleucie entre autres) –, il lui tient à cœur d’y créer une harmonie, symbolisée notamment par le culte de Sarapis, un dieu qui rassemble en lui les ombres d’Osiris et Apis, mais aussi de l’Hadès grec. Visionnaire même, ce roi apparaît, avec l’organisation d’Alexandrie, comme un des lointains initiateurs de l’urbanisme moderne. De sa première épouse, il a eu trois enfants, dont une fille, Bérénice, présentée ici comme atteinte d’autisme (mutique et assujettie à la couleur bleue, d’où le titre du roman qui pourrait faire écho à la démarche et au statut de la romancière appâtée par les nombreux silences de l’Histoire). Bérénice, mariée de force à Antiochos, représentera un enjeu capital dans la rivalité qui oppose Alexandrie à Antioche, rivalité dont l’issue est aussi celle de ce roman alors que Ptolémée II comme son gendre et ennemi viennent tous deux de mourir.

Entretemps, de nombreux destins personnels très circonstanciés auront nourri la chair romanesque du livre de presque neuf-cent pages, au fil d’une trentaine d’années et des récits mouvementés de quatre protagonistes. À travers ces péripéties se révèlent, chemin faisant, de nombreux débats sur des sujets éternels, donc toujours actuels. Et notamment sur l’enseignement, l’éducation des enfants, les classes sociales, la culture, les jalousies mesquines entre intellectuels de haut rang, les différents cultes, l’affrontement des anciens et des modernes ou encore les options littéraires sans oublier la gastronomie. Mais ce qui domine tout, c’est la difficulté des choix entre les sentiments personnels et le devoir. Et notamment entre la raison du cœur et la raison d’État (avec, pour exemple majeur, le mariage imposé par Ptolémée à sa fille Bérénice). Il n’est pas innocent qu’à travers une conversation, pointe une exégèse éclairante des pièces consacrées par Euripide au personnage d’Iphigénie, ce qui pourrait être en quelque sorte la grille de lecture du livre de Marie Celentin. Agamemnon doit choisir entre son amour pour sa fille et l’honneur de la Grèce. D’autre part Iphigénie se trouve aussi confrontée à un choix difficile : la révolte dictée par l’instinct de survie ou la fierté (l’orgueil ?) d’incarner par sa mort la sauvegarde de cet honneur. Avec, en corollaire, l’éternelle question sur la liberté de l’homme, présente à bien des niveaux dans ce roman fécond qui festonne joliment la robe à trous de l’Histoire. Et qu’il convient de lire sans hâte, sans oublier de marquer la page qui reprend utilement la liste des nombreux protagonistes, parfois homonymes ou presque, et de leurs fonctions.

  • Marie CELENTIN, Dans le bleu de ses silences, Avin, Luce Wilquin, 2015, 888 p., 27 €