Interdit aux simples mortels

Daniel FANO, Ne vous inquiétez plus c’est la guerre, Les Carnets du Dessert de Lune, 85 p., 12 €

fano_saenen« Encouragé par Joyce Mansour, Henri Michaux et Dominique de Roux »… Découvrir le triple patronage qui présida aux destinées littéraires de Daniel Fano permet de mieux s’orienter dans l’œuvre atypique qu’il poursuit depuis 1966. Entre le surréalisme des deux premiers et l’immédiateté revendiquée par le troisième, Fano a su se tracer une voie et se tailler une voix, afin de tenir la chronique d’un monde perturbé : le nôtre. Chacune de ses pages réverbère l’image d’un plurivers angoissé, fragmenté à l’extrême, où le règne triomphal des apparences taille la part belle à la pénible survie du réel.

Au programme de son dernier recueil, décrit comme la « queue de comète » de son vaste projet : déraillements de sens, sub- et per- version des images, anacoluthes temporelles, cut up à même le cadavre exquis du verbe. Et dès le titre, en guise de commandement fondateur à la civilisation du non-sens, cette injonction paradoxale : Ne vous inquiétez plus c’est la guerre. Mais quelles raisons y aurait-il donc de s’inquiéter, s’il demeure ne fût-ce qu’un antiphonaire de la trempe d’un Fano pour bien nous faire comprendre que la poésie peut aussi s’assumer comme un déchant, et que c’est même là son seul moyen de se prétendre « contemporaine » ?

L’on dérape donc davantage que l’on ne sautille au fil de ces proses qui, pour certaines, présentent un incipit romanesque traditionnel : « Dans une poche de son imper, la police trouva un exemplaire de Feu pâle, qu’il avait acheté la veille… » Cela pourrait frapper les trois coups d’un polar minimaliste, mêlant érudition et hard boiled. Non, il faut enchaîner : passage en coup de vent par Pékin où la calvitie est interdite aux taximen, exercice de maintien d’un requin en position d’« immobilité tonique », et enfin notule sur les TOC de l’inexplicablement prénommée Cassiopée. Clap final et séquence suivante.

On l’aura compris, lire Fano est une expérience unique. De gauche à droite, c’est coups de gouvernail, incessants ; de haut en bas, c’est coup de foudre, instantané. La tempête passée, nous abordons, époustouflés mais ravis, en Poésie, ce domaine dont, définitivement, « la surface est interdite aux simples mortels »…