Christian LIBENS
Rares sont les poètes dont l’œuvre intégrale est publiée. Jean-Louis Crousse aura connu ce privilège post mortem grâce à l’admiration agissante de proches et aux bons soins de l’éditeur Jacques Flament, établi à La-Neuville-aux-Joûtes, dans les Ardennes françaises. Pareil lieu de naissance pour ce volume comptant près de six cents pages n’aurait pas été indifférent au poète, lui qui a aimé célébrer la forêt ardennaise. Car ce Bruxellois de naissance (1932) et de résidence choisissait souvent d’accorder à sa petite musique bien personnelle celle des vents de l’Ardenne et de l’Ariège, ou encore de la mer du Nord.
Pour Pierre Yerlès, qui donne à Dors mon âme une préface bienvenue intitulée Jean-Louis Crousse, le fraternel funambule, « musique » est un maître-mot de sa poésie. Initialement paru chez Chambelland en 1988, le recueil Le vif, l’à peine y installe un tempo syncopé très prégnant :
Ardennes (I)
Lente torpeur Trève
Crue de collines et clairières
Anarchie dansante
des chênes Et je désherbe
ce qui me reste de peur
parmi les denses sapinières Sentes
ouvertes imprévisiblement sur rien
que la trouée des lumières
Grandes fleurs
mauves allumant la sombre tourbière
y suggérant
des chemins comme en sourdine
parmi les pentes les eaux
un peu folles invisibles chantantes
jusqu’à des horizons
des rives où s’achève
la décrue du ciel
Dans Passerelles dans la nuit, Crousse offre à son lecteur un éclairant art poétique :
Les mots
Je défie quiconque ne se défie pas
du pouvoir illusionniste des mots
de déposer sur la page
quoique ce soit qui retienne
l’ombre d’une vérité
Clarté
J’ai lâché ces mois derniers
les chiens de ma sensibilité
pour que mots, meute rassemblée
exténuent mes chimères
jusqu’aux zones de clarté
Ce fort volume est enrichi d’un cahier d’une vingtaine de photographies et, en guise de postface, d’un texte intitulé Mon père, dû au journaliste-écrivain Nicolas Crousse. Il s’agit en fait d’un journal long d’une quarantaine de pages écrites « à vif », dans les semaines qui ont suivi immédiatement la mort du poète, survenue au Burundi le 31 décembre 2008.
Un touchant monument de piété filiale qu’il termine par ce conseil : « Si nous lisons Jean-Louis Crousse, aussitôt il nous prend la main. Il nous met la main sur son cœur. Et son cœur bat. » Ecoutons-le !
Jean-Louis CROUSSE, Dors mon âme, œuvre poétique (1978-2008), La-Neuville-aux-Joûtes, Jacques Flament éditions, 2015, 594 p., 28 €