Duyckaerts, philosophe buissonnier

Un coup de cœur du Carnet

Éric DUYCKAERTS, Hegel ou la Vie en rose (et autres textes), Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2015, 144 p., 9 €, ISBN : 978-2-930646-99-2

duyckaertsPublié en 1992, Hegel ou la Vie en rose d’Éric Duyckaerts fait l’objet d’une réédition bienvenue en Espace Nord. Elle est suivie de propos transcrits depuis les conférences-performances de l’auteur à la Biennale d’Art de Venise  en 2007 et de son texte Mesure pour mesure. L’ouvrage se conclut sur une postface de Julie Bawin (ULg), subtile et malicieuse, à l’image de l’œuvre qu’elle commente.

Duyckaerts, on le sait, est un ovni culturel, artiste plasticien délivrant ses nombreuses performances et installations à travers le monde, prof d’université, conférencier, vidéaste, praticien de l’aquarelle et du pastel, mais aussi philosophe buissonnier, louvoyant avec jubilation entre bagage classique, humour signifiant et insolences pataphysiciennes, au fil d’une pensée toujours à l’affût d’extensions singulières. À l’enseigne d’un « bavardage », Hegel ou la Vie en rose est de cette eau-là. Au départ : une réflexion – en phase avec la Phénoménologie de l’esprit du philosophe allemand – à propos du décalage entre certitude et vérité. Elle pourrait se résumer ainsi : comme la vérité est évolutive et la certitude statique, toute certitude enferme la spirale de la vérité dans l’illusion d’un cercle. Elle est donc toujours en décalage avec la vérité. Voilà qui offre l’amorce voulue pour dévider la pelote du fil d’Ariane et affronter avec délectation le labyrinthe à la fois congru et fantasque. Pourquoi congru ? Non seulement par le bien-fondé éventuel de ses assises, mais parce qu’il obéit à la logique de la linéarité, celle-ci fût-elle diablement sinueuse. Ainsi, à la différence d’une pensée qui structure son objet selon les schémas classiques, celle d’Éric Duyckaerts se développe en suivant son cours naturel à travers les paysages et les opportunités qui surgissent au gré de cette aventure. Ce qui pourrait, au niveau formel et volontiers facétieux, imiter le processus d’une vérité évolutive qu’il faut sans cesse tenter de rattraper par tous les moyens dont on dispose. Et ces moyens abondent chez l’auteur qui, comme le souligne Julie Bawin, « construit avec zèle un mélange subtil de sérieux et de drôlerie par des enchaînements inattendus » entre un « bavardage particulièrement savant » et « des hypothèses farfelues ». Il est vrai que l’on passe ainsi d’anecdotes et de souvenirs personnels (notamment familiaux ou estudiantins,  parfois fanfarons ou pimentés d’épithalames) à l’instrumentalisation ingénieuse de blagues de potaches parfaitement nulles, en passant par une anticipation – d’une mielleuse perfidie – sur l’interprétation de ses textes par une prétendue exégète du futur. Autant d’eaux apportées au moulin pour alimenter ce flux convulsif où Hegel refait surface avec constance avant de célébrer philosophiquement « la vie en rose » tout en cuvant sa bière au terme d’une beuverie entre copains et d’une nuit galante.  Et  l’infini d’une approche de la vérité en devenir étant ce qu’il est, l’auteur clôt son ouvrage par ce constat quiétiste et de pur bon sens : « Y a pas de raison que ça s’arrête, donc arrêtons ».

Dans les transcriptions des séquences vidéo de la Biennale de Venise, on retrouve ce don de Duyckaerts pour s’emparer de tout ce qui passe à sa portée (et son érudition lui fait le bras long) pour en extraire des sujets de réflexion tantôt signifiants, tantôt d’une gratuité relevant d’un heureux effet de l’art, qu’il s’agisse des entrelacs celtiques et autres, du préfixe « ex », du jeu de mots sur « la biennale » menant à Labienus, d’épistémologie, de variations sur le labyrinthe, sur La Linea et le petit personnage de Cavandoli, ou encore sur la parenté entre le jeu de taquin et les rats de laboratoire, etc.

Mesure pour mesure (texte de 1990), explore ensuite la relativité inhérente à la notion de dimension et particulièrement dans son rapport à l’art.

Certains philosophes se sont montrés sévères envers ce franc-tireur dont ils jugent les méthodes et les propos attentatoires à leur discipline. Il est vrai, si l’on en croit le moine Georg dans Le Nom de la Rose, que l’humour et le rire nuiraient gravement à l’orthodoxie et au dogme. On préfèrera sans doute à ce procès hautain la conclusion de Julie Bawin selon laquelle Duyckaerts « a ce talent de nous instruire en nous faisant rire et de se dévoiler tout en se dérobant » :

une seule certitude s’impose : ce livre si singulier et indéfinissable est avant tout un hommage joyeux à la liberté

Ghislain Cotton