Alain BERENBOOM, Hong Kong blues, Genèse, 2017, 317 p., 23,50 €/ePub : 14.99 € ISBN : 9791094689028
Situation particulièrement inconfortable que celle de l’écrivain et journaliste français Marcus Deschanel, retenu à Hong Kong parce que le passeport qu’on lui avait volé a été retrouvé dans le sac d’une jeune femme assassinée. La police semble privilégier la thèse de son implication dans l’assassinat. Une lueur d’espoir survient lorsqu’intervient Patricia (au nom chinois imprononçable). La relation entre eux est ambiguë, Marcus ne pouvant s’empêcher de jouer le Don Juan. Et puis Patricia disparaît. Et Marcus va être inculpé et incarcéré. Mais… de rebondissements en rebondissements, l’affaire se complique. Surtout, les pièges « byzantins » et les manipulations se multiplient, les masques tombent les uns après les autres, dans un sens comme dans l’autre (les amis ne le sont peut-être pas tant que ça, et ceux qui paraissent les « ennemis » ne sont peut-être pas hostiles). Les certitudes vacillent et les scénarios et hypothèses du Français ne sont pas aussi délirants qu’ils le paraissent. Quel est le degré de duplicité de chacun des personnages ? Marcus a toutes les peines du monde à (sur)vivre dans ce jeu de vrais et de faux semblants. D’autant que c’est un personnage douteux qui lui donne les clés de compréhension de sa situation et lui permet de s’en sortir.
Une relecture est souhaitable qui permet de voir avec quelle habileté Alain Berenboom construit des personnages pris dans des jeux de tromperie, parfois avec la meilleure foi du monde si l’on peut oser cette formule. De même, très tôt dans le roman, il donne les éléments de la vraie explication de la situation de Marcus, mais noyée parmi d’autres.
Les personnages sont attachants dans leur ambiguïté même. Marcus est à la fois un être presque insupportable et quelqu’un qui par son exigence de vérité fait surgir chez certains protagonistes pris dans un système une dimension de réelle empathie.
Le récit propose un effet de miroir entre les événements à Hong Kong et la vie de Marcus en France. Si dans la cité chinoise celui-ci est victime de ce qui paraît être un complot, sa vie à Lille montre que c’est lui le bourreau, doublé d’une manière de faussaire, tant dans sa vie privée que dans son métier. Le journaliste (« cabot fat et prétentieux » comme le qualifie sa femme) invente les informations, l’écrivain qu’il est aussi a, peut-être, été un plagiaire. Les deux faces contradictoires du personnage se découvrent dans ces situations en reflet.
Dans cette histoire où tout ou presque est ambigu, le romancier piège le lecteur et de nombreuses pistes et hypothèses lancées restent ouvertes. Ou alors des épisodes ne trouvent pas d’explication, comme ce suicide dans le métro. S’agit-il d’un rêve, d’une hallucination, d’un événement avéré mais dissimulé ? L’évocation de la culture chinoise et de la place qu’y occupent les fantômes ne simplifie pas la perception. Clin d’œil des fantômes occidentaux, une jonque se nomme La cité de l’indicible peur, nom qui résume une part de l’histoire tout en renvoyant au spécialiste belge des histoires de fantômes, Jean Ray.
Le roman est aussi l’évocation vivante et documentée de l’univers étonnant de cette ville où se croisent Orient et Occident, où se mêlent les cultures mais qui est aussi une sorte de laboratoire du futur tout en étant figée dans les traditions. Alain Berenboom décrit la situation très particulière de ce territoire rétrocédé, les enjeux politiques, économiques et sociaux, en ce compris la récente révolte des parapluies. Sont également décrites les tensions entre le « continent », la Chine continentale, et ce que le romancier appelle l’île pour désigner l’ancien territoire britannique. (Et ce n’est donc pas par hasard qu’en France Marcus vive à Lille.) Comme dans ses autres textes, Berenboom joue beaucoup des stéréotypes, des mythes et des fantasmes sur la Chine et Hong Kong.
Confrontation des cultures : à la chinoise manquait la connaissance du tango. Marcus l’apprend à Patricia, dans ce « dernier tango à Hong Kong ». Mais c’est surtout parce que Volver de Carlos Gardel parle de retour. Mais de quel retour ?
Le roman comporte aussi une double mise en abyme. Marcus est prisonnier de son chef-d’œuvre, Une hirondelle ne fait pas le printemps : par une sorte de malédiction, ou de coïncidence vraiment très malheureuse, la situation de l’héroïne, l’Hirondelle, semble influencer celle de Marcus à Hong Kong. Et d’autre part, les ponts sont étranges et prêtent à interprétations variées entre le roman que l’on a en mains et celui qu’écrit Marcus, personnage volant sans scrupule à son auteur, Alain Berenboom, le début du récit, par deux fois et pour des utilisations différentes… Plagiaire, avions-nous dit ?
Terminons par cette leçon de sagesse chinoise de Patricia à destination de l’écrivain français : « Petit mensonge. Sans ça, la vie serait invivable, Marcus. »
Joseph Duhamel