René MAGRITTE, Les mots et les images, Choix d’écrits et postface d’Éric Clémens, Préface de Jacques Lennep, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2017, 267 p., 9 €, ISBN : 9782930646053
On ne s’en souvient pas toujours : parallèlement à sa production picturale, René Magritte a beaucoup écrit. Aux articles, tracts, manifestes, aphorismes, scénarios et dialogues, aux lettres, textes collectifs, transcriptions d’interviews et de conversations s’ajoutent les titres inattendus qu’il donnait à ses tableaux pour décourager toute interprétation lénifiante. En 1979, Flammarion rassemble tous ces documents en un épais volume, remarquablement établi et annoté par André Blavier : Écrits complets. Quinze ans plus tard, le comité d’Espace Nord demande à Éric Clémens d’en réaliser une anthologie assortie d’une étude, la préface étant confiée à Jacques Lennep. Confronté à cette tâche délicate, le philosophe s’impose plusieurs principes. D’abord, privilégier les réflexions de Magritte relatives à la peinture ; ensuite, mettre en évidence la diversité de ses modes d’intervention ; enfin, reproduire intégralement chacun des textes sélectionnés. Par contre, il ne justifie pas l’ordre dans lequel il présente ceux-ci, et qui à l’évidence n’est pas l’ordre chronologique de leur parution initiale… Il n’empêche, le volume est d’une très haute tenue, et sa réédition aujourd’hui – quasi à l’identique, si l’on excepte la maquette – vient combler un manque chez tous ceux qu’intéressent l’imagerie magritienne et la peinture du XXe siècle en général.
Tant Blavier que Clémens ou Lennep le reconnaissent, les propos de Magritte sont souvent obscurs, péremptoires, sinon incantatoires. En témoignent des vocables-clés tels que « le mystère », « l’indicible », « la poésie », « l’image imprévisible » et autres pseudo-concepts volontiers ressassés, à quoi l’on peut ajouter que pour le peintre l’inconscient freudien n’existe pas… L’intérêt de son discours n’est donc pas à chercher du côté de la maitrise théoricienne, mais plutôt dans certaines intuitions empiriques qui dénotent un louable effort de clairvoyance. Par exemple le refus d’expliquer ses toiles, d’en livrer le « vrai sens », et plus généralement sa méfiance à l’égard de la critique interprétative. Autre exemple, le sentiment que la technique picturale, au début du XXe siècle, tournait à vide, et qu’il fallait d’urgence combattre le pittoresque, rechercher « un effet poétique bouleversant », « faire hurler les objets les plus familiers », les obliger « à devenir enfin sensationnels. » Magritte combat opiniâtrement le préjugé selon lequel la fonction de l’artiste est d’exprimer, de représenter ou de symboliser des idées, des sentiments ou des sensations. De l’intention créatrice, il déplace le centre de gravité vers l’effet que l’image est susceptible de produire : pour lui comme pour Marcel Duchamp, c’est le regardeur qui « fait » le tableau.
Allant droit à ce qu’il considère comme essentiel, le postfacier discerne au centre de la production magritienne, peinte autant qu’écrite, la question de la représentation, ou plus précisément la critique de l’illusion représentative. Dès 1929, le peintre écrit « qu’il y a peu de relation entre un objet et ce qui le représente. » Pas plus que le mot, dont les linguistes ont depuis longtemps souligné le caractère arbitraire, l’image picturale n’est faite pour reproduire un spectacle qui lui serait extérieur et antérieur. Ainsi Magritte tente-t-il – fort laborieusement, certes – de redéfinir le terme « ressemblance », qui pour lui désignera non la banale « similitude », mais un acte de pensée par où le sujet « prend la chose avec soi » et « devient » cette chose, en une expérience de « connaissance immédiate »… Ce que montre le tableau ne serait donc pas l’objet mais la ressemblance elle-même, posant ainsi la question du véritable statut de l’image peinte. En créant des objets nouveaux, en transformant des objets connus, en changeant la matière de certains objets, en insérant des mots dans les images, en donnant aux tableaux une dénomination déroutante, la « peinture pensante » de Magritte démontre que le réel échappe radicalement à la représentation, c’est-à-dire à l’assimilation, et qu’un langage – verbal, pictural ou autre – ne se réduit jamais à la représentation.
Si les écrits de Magritte ne cherchent jamais à expliquer le sens de ses tableaux considérés isolément, ils éclairent l’exigence qui sous-tend sa démarche artistique en général : dénoncer les leurres de la représentation, de l’identification et de l’expression, en redistribuant les rapports complexes où s’enchevêtrent réel et pensée, langage plastique et langage verbal. L’anthologie de Clémens, à cet égard, est une introduction des plus opportunes.
Daniel Laroche