Un coup de cœur du Carnet
Jan BAETENS, Milan CHLUMSKY (photos), La lecture, Les Impressions Nouvelles, 2017, 74 p., 12€, ISBN : 978-2-87449-460-4
La liberté du lecteur a quelque chose de désarmant, justement parce qu’elle est illimitée, inconditionnelle. Partant de deux tableaux d’Henri Fantin-Latour ayant pour titres La Lecture et réalisés respectivement en 1870 et 1877, Jan Baetens poursuit, dans ce nouveau recueil, son questionnement sur les liens qui unissent, de manière parfois souterraine, le texte et l’image. On pourrait dire d’ailleurs que ces correspondances sont envisagées ici selon un triple dialogue puisqu’aux textes inspirés par les tableaux du peintre grenoblois né en 1836 viennent se greffer les photographies de Milan Chlumsky qui ouvrent et ferment le volume. Une construction tridimensionnelle cohérente et exigeante, comme toujours chez Baetens, et qui permet cet échange décuplé entre trois formes artistiques. Le peintre d’abord, Fantin-Latour, que tous les amateurs de littérature connaissent pour son coin de table en 1872. Un portrait de groupe réaliste représentant les poètes présents lors d’un dîner des Vilains Bonshommes à Paris et où l’on voit, dans le coin gauche, Rimbaud face à Verlaine et tournant le dos aux autres littérateurs. On reconnaît facilement le style de Fantin-Latour dans les deux tableaux qui servent au poète de déclencheurs d’écriture. Deux peintures qui mettent chacune en scène deux femmes, l’une faisant la lecture à l’autre. Comme le précise Jan Baetens dans son introduction, « il était clair que la réponse textuelle devait être autre chose qu’une illustration verbale de l’image ». Les quarante textes-fragments du recueil sont donc à envisager comme des prolongements, des extensions de tous les non-dits, de tous les secrets qui sont contenus dans les deux toiles et donc dans l’acte de lire.
19.
Il y a dans chaque livre des mots incompréhensibles
Et de les voir longuement n’y change rien,
Toutes les articulations grincent en même temps,
Chaque mot est le rideau qui l’enferme.
Il importe peu de savoir ce que les personnages lisent. C’est la lecture qui se laisse ici appréhender comme phénomène complexe. Le laps de temps entre un départ attendu et un retour inévitable, une pause, une vie qui serait comme suspendue l’espace d’une lecture, une parenthèse temporelle à laquelle fait écho évidemment l’intervalle de sept ans entre les deux tableaux de Fantin-Latour. Ce jeu constant de reflets et de miroirs démultiplie le labyrinthe dans lequel se perd le lecteur une fois le livre ouvert. Mais le jeu ne s’arrête pas là puisque le texte de Baetens est lui-même comme encerclé par les deux séries de photographies de Milan Chlumsky en apparence bien éloignées du thème mais dont l’artiste explique la dynamique dans la préface. Autres formes de parenthèses qui donnent à l’ensemble la troisième dimension annoncée. Mais ce jeu d’emboîtement, de strates ne se limite pas à l’effeuillage de l’aspect formel. Les textes de Jan Baetens se répondent, s’imbriquent et s’articulent comme autant de fils rouges s’enroulant autour de la lecture-bobine. En effet, Jan Baetens dévide littéralement ses phrases de manière concentrique pour en tirer le matériau propre à recoudre les fragments qu’il nous délivre. L’image du tissu froissé, plié est au centre des métaphores formant le patchwork. Barthes n’écrivait-il pas d’ailleurs que « l’endroit le plus érotique du corps est celui où le vêtement bâille » ? Dès lors, pénétrer dans l’intimité du livre, c’est aussi entrevoir presque charnellement le mystère contenu entre les pages, dans les plis et plats de reliures. Pages que l’on écarte, mots que l’on déplie et qui se déploient sous le regard muet qui déshabille quand on lit.
28.
[…]
Ton livre est peut-être le livre
Qui manque
Dans ma bibliothèque ;
La couleur de ta robe, les plis du bouquet
Sont une clé
Qui ferait penser à notre secret ;
Et pourtant je ne suis pas là, princesse,
Ce sont quatre parois qui t’entourent.
Les exemples abondent qui font de la lecture un corps à la fois étranger et attirant et que l’on désire dévoiler, dénuder. C’est « l’emmêlé chignon des phrases » dans lequel le lecteur rêve de plonger la main. Le livre, « ouvert [comme] une lèvre », « comme un drap derrière lequel se mettre nue » et contenant tous les « mots cachés en drap de papier ». De nombreuses autres correspondances, inter et para-textuelles, pourraient être pointées qui toutes viennent consolider un peu plus l’unité de l’édifice ; le feu intérieur indissociable de l’amour des livres et des corps qui s’enflamment et qu’illustre la première série de photographies, la lecture-voyage, la lecture-écran et l’écoute qui en découle. Enfin, la lecture émancipatrice, seule capable peut-être de faire voler en éclats nos ultimes certitudes !
39.
La lecture libère, mais de quoi ?
Mais de ne pas vivre
Ou de vivre seulement
Sous la lampe,
Comme illustration non légendée,
À la manière des insectes
[…]
Et le lecteur de Jan Baetens de continuer à tourner les pages du recueil sans pouvoir le refermer, sans pouvoir se résigner à le ranger dans la bibliothèque. La lecture toujours, envers et contre tout !
Rony Demaeseneer