Pierre Alechinsky, dans les marges et au cœur de l’imprimé

Pierre Alechinsky, les Palimpsestes, exposition au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière, jusqu’au 5 novembre 2017.

alechinsky affiche« Palimpseste : historiquement, parchemin dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte », nous dit Le Robert. Le palimpseste aujourd’hui, c’est ce que nous donne à voir Pierre Alechinsky, dans une remarquable et foisonnante exposition, au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, à La Louvière. Près de trois cents œuvres de l’artiste, créées à partir de papiers oubliés, manuscrits et imprimés d’autrefois.

Depuis plus de six décennies, une grande partie de l’œuvre d’Alechinsky, né à Bruxelles en 1927, a trouvé sa source dans le monde du papier. Passionnément attiré par les documents anciens, lettres commerciales, actes notariés, factures, correspondances, cartes de géographie ou plans de villes, il en a fait la matière de détournements qui laissent le champ libre à l’imagination et composent ainsi très librement des créations nouvelles. Artiste dont le travail n’a jamais cessé de jongler avec les arts plastiques et l’écriture, de (se) jouer des images et des mots, de passer du pinceau à la plume et vice-versa, Pierre Alechinsky a pour habitude de se désigner comme « un peintre qui vient de l’imprimerie » : souvenir de ses années d’études à La Cambre, en typographie et illustration du livre, où cet étudiant « classé cancre » réalisa dès 1948, pour décrocher son diplôme, ses premières estampes, autour du Poète assassiné de Guillaume Apollinaire.

alechinsky apollinaire

© Centre de la gravure et de l’image imprimée

Mais Alechinsky n’oublie pas non plus que son école de vie est également celle du groupe CoBrA, qu’il rejoint dès 1949. Dans une interdisciplinarité qui réfutait toute théorisation, il y pratiqua, notamment avec un poète, Christian Dotremont, et des peintres, Asger Jorn, Karel Appel, Corneille… un art de la passerelle qui enjambait allègrement toutes les codifications, tous les spécialismes et les modes d’expression. Cette liberté de la transgression, ce refus de l’encadrement, ainsi qu’une fidélité rigoureuse aux liens de l’amitié, ont fait de Pierre Alechinsky un artiste inclassable, « décloisonné » avant la lettre, et qui, à presque nonante ans, poursuit sans fléchir un parcours dont la création artistique reste l’accélérateur essentiel.

Chemins de traverse

On peut lui reconnaître aujourd’hui une certaine ressemblance de visage avec Matisse – il était l’hôte du musée Matisse au Cateau-Cambrésis à l’automne dernier. Son regard pétille constamment d’une ironie malicieuse à la James Ensor – il a « ornementé », ce sont ses mots, les écrits du peintre ostendais. Mais Pierre Alechinsky évite ce qu’il appelle « le cul-de-sac temporel du grand âge » grâce à ses deux ateliers : l’un à Bougival, en bord de Seine, le second au pied des Alpilles chères à Cézanne. Le travail assidu lui apporte ce qui irrigue son œuvre depuis toujours, une énergie vitale, où les détours, les sinuosités, les vagues et les entrelacements n’ont cessé de s’inscrire sur la toile et le papier. Amateur de cartes de géographie, la ligne droite lui est étrangère, sauf peut-être l’horizon ondulé d’un océan. Car l’homme des Remarques marginales, qui est aussi écrivain, musicien, photographe, et réalisateur d’un film sur la calligraphie japonaise, n’aime rien tant que les chemins de traverse : ceux qui s’écartent (de la ligne droite) mais aussi ceux qui relient (des points éloignés).

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Pierre Alechinsky
DR/The Sam Spooner Archives

À La Louvière, il s’en est donné à cœur joie. Les trois niveaux du Centre de la Gravure offrent une plongée fascinante dans un monde où l’histoire, banale et quotidienne souvent, tombée dans l’oubli, sert de point de départ à des configurations inédites. La paperasse récupérée est rendue à nouveau vivante par l’encre et le pinceau, la couleur et le trait. Et chaque support se lit comme une superposition de points de vue : ceux d’hier, parfois dérisoires, avec leurs destinataires décédés, et ceux, caustiques, tendres ou mélancoliques, que l’artiste leur confère. Les lignes écrites autrefois et les titres donnés aujourd’hui participent à cette dimension nouvelle de l’œuvre. Comment ne pas sourire à ces échanges épistolaires des années 1840 entre le Duc Prosper d’Arenberg et son agent Mr Stock, où les interventions tout en méandres colorés d’Alechinsky dégonflent quelque peu la banalité des propos ?

Tampons de regard

Autre aspect de ce parcours, les estampages. À la manière des enfants qui impriment, en frottant avec un crayon sur du papier, la trace en relief d’une pièce de monnaie, Alechinsky met en évidence, par le frottage, des pièces de mobilier urbain que nous ne regardons même pas : les cercles en métal des bouches d’égout, disséminées dans nos rues. Ces « tampons de regard » ou encore « couvercles de trou d’homme » ont été glanés au hasard, à Bruxelles, Liège, Arles, Pékin ou New York : quand le relief et le lettrage deviennent des fragments poétiques, autour desquels le pinceau se livre aux plus joyeuses improvisations.

Enfin, dernier chapitre de cette exposition, le travail d’Alechinsky s’écarte du cheminement solitaire de l’atelier lorsqu’il s’agit de s’attaquer au livre. Venu de l’imprimerie, Alechinsky n’a jamais cessé d’y retourner, avec plaisir, pour y faire naître lithographies, affiches, et grandes estampes. Ses collaborations avec des maîtres imprimeurs (Mourlot, Crommelynck, Clot, Bramsen et Georges, LRD, Bordas…) ont permis aussi la réalisation partagée d’une autre passion, les livres avec des écrivains et poètes, Michel Butor, Cioran, Joyce Mansour, Jean Tardieu, Yves Bonnefoy, Topor ou encore Marcel Moreau, les frères Piqueray, Louis Scutenaire. Un compagnonnage qui dépasse la simple illustration de texte, et qui relève autant de la proximité de pensée, que de la connivence à jouer à quatre mains une même partition. Et pour le plaisir non moins intense de ceux qui aiment à lire et regarder.

Pierre Malherbe

En pratique

alechinsky♦ Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, 10 rue des Amours, 7100 La Louvière.
Jusqu’au 5 novembre 2017, du mardi au dimanche de 10h à 18h.
Site internet
Catalogue :  Pierre Alechinsky. Les palimpsestes, textes de Catherine de Braekeleer et Yves Peyré, éd. Centre de la Gravure et SilvanaEditoriale, La Louvière/Milan, 2017, 160 p., 20 €.