Fabien ABRASSART, Si je t’oublie : poème, préface de Philippe Lekeuche, peintures de Marie Alloy, L’Herbe qui tremble, 2017, 64 p., 13 €, ISBN : 9782918220442
« S’il n’émeut le salaud à quoi bon le poète » : Fabien Abrassart résume ici le dilemme qu’Adorno formulait ainsi : « Comment encore écrire de la poésie après Auschwitz ? ». Auschwitz a en effet prouvé l’échec de la culture allemande, européenne, occidentale : après Auschwitz et dans cette culture, il ne peut y avoir d’art que selon Auschwitz, en fonction d’Auschwitz. Aucune image ne peut masquer Auschwitz. Après le nazisme, tout langage est devenu problématique. L’autre pôle dialectique du livre d’Abrassart, c’est la référence à Jérusalem, nom qui évoque le culte du dieu des Cananéens, Shalem, divinité de la création, de l’exhaustivité et du soleil couchant. L’étymologie de la ville repose sur deux racines chaldéennes : YeRu (la demeure, la ville) et ShLM (qui a donné les mots, en hébreu et en arabe, shalom et salaam, dont la signification actuelle est « paix », mais dont le sens originel était la complétude, l’achèvement).
La citation du prophète Joël, 1, 2-3, placée en exergue signale la dialectique barbarie/culture qui est la colonne vertébrale structurante du poème : la mémoire et sa transmission. Thème rappelé dans les deux parties : « Mnémosyne au cachot » et « Retrouvailles », la première traitant de la brisure, la seconde d’un éventuel (r)accord. Mnémosyne, divinité grecque de la mémoire, est la fille d’Ouranos (le ciel) et de Gaia (la terre). Elle aurait inventé les mots, le langage et donné un nom à chaque chose. Qu’elle soit dite « au cachot » est une manière de désigner l’impensable de la mort planifiée de manière industrielle et des conséquences de l’assassinat de la parole. Éradiquer industriellement la parole, c’est supprimer la possibilité même de la civilisation. Mais ne pas assurer témoignage et devoir de mémoire, c’est aussi empêcher l’être humain, de génération en génération, de prendre la mesure du questionnement métaphysique qui le caractérise.
Fabien Abrassart, poète discret, qui aime le retrait et l’effacement, non pour la pose, mais par scrupule d’honnêteté face à son art, possède une voix stylistique originale : outre sa grande sensibilité musicale, sa parfaite maîtrise des formes classiques autant que de la déconstruction, son vocabulaire mixant termes recherchés autant que brutalement vulgaires, il possède un humour cruel, une capacité de distanciation et en même temps d’empathie, trahissant une profonde sensibilité. Si « le poème ici-bas nous justifie », le poète affronte, par des pirouettes grimaçantes ou des aveux étranglés, le gouffre de l’impuissance face à ce qui se dérobe : l’accord de la chair avec l’esprit, en un temps d’apocalypse, dont il dit qu’elle serait à réécrire. Situant l’enjeu de ce combat avec soi-même ou avec l’Ange, dont on sait depuis Rilke, qu’il est « terrible » (« schrecklich » écrit Philippe Lekeuche dans son intelligente et sensible préface), il définit la poésie de notre temps comme nécessairement portée à témoigner, fût-ce à partir de la cicatrice : « La perfection c’est trop facile/Je veux l’erreur et le difforme/On rimera d’Apollinaire/Son turban blanc rides rideau ». Pour Fabien Abrassart, l’exercice de la poésie nous rappelle que, depuis cet indicible où nous sommes, nous demeurons humains par notre faculté de parole, notre capacité à nouer un lien avec l’Autre.
Éric Brogniet