Le roi, ses fous et son jardin

Pierre-Luc PLASMAN, Léopold II, potentat congolais. L’action royale face à la violence coloniale, Racine, 2017, 246 p., 24,95 €, ISBN : 9782390250098

L’étude que publie l’historien Pierre-Luc Plasman se situe dans le droit fil de ses recherches sur la gouvernance des États coloniaux et vient combler une lacune dans l’historiographie de ce « cœur des ténèbres » que fut pendant des décennies le Congo belge. En effet, les précédents ouvrages sur la question, même si leur auteur affirme se ranger sous la bannière de l’objectivité scientifique, prenaient souvent un tour polémique, réquisitoire ou plaidoyer, quand il s’agit d’évoquer les conséquences sanglantes de la colonisation belge.

Sur ce dossier que l’on pensait clos à coups de témoignages et de statistiques accablants, Plasman tente quant à lui d’apporter un regard neuf, en fournissant enfin « une étude systématique sur la structure politique et les institutions du Congo léopoldien ». Le but n’est en rien de dédouaner la responsabilité de celui que Mark Twain campait en souverain sanguinaire, monologuant ses rêves de grandeur impériale, Léopold II, mais de situer au mieux son rôle dans l’établissement de la politique menée par son administration coloniale ainsi que ses réactions par rapport aux critiques que les exactions menées in situ lui attirèrent du monde entier.

La lecture de ce livre est aussi exigeante qu’enrichissante, car de « systématique », le démontage des rouages du pouvoir mis en place par le roi dans l’EIC (lisez « État indépendant du Congo ») dès après la Conférence de Berlin se fait « systémique ». Plasman analyse sur le fond les tenants et aboutissants de la « mission civilisatrice » invoquée comme motif idéologique à l’envoi d’explorateurs, de missionnaires, de scientifiques, d’ingénieurs et autres experts ; il expose en détail l’organigramme de la société d’exploitation qui se met en place, selon une hiérarchie digne d’un appareil d’état complexe ; il relit les statistiques à l’aune de données politiques, économiques, ethnologiques, qui permettent de mieux appréhender les enjeux de la production du red rubber et ses conséquences sur la dépopulation, les conditions de vie, les relations entre tribus locales, etc. ; il prend surtout en compte l’importance du facteur humain, se refusant à mettre dans le même sac tous les protagonistes, et tentant de comprendre ce qui fait que certains d’entre eux, trop d’entre eux, dérapent vers l’autoritarisme, la cruauté, l’inhumanité. Ce dernier point permet à Plasman de conclure en distinguant la violence de masse avérée qui s’exerça à l’encontre des populations locales, d’une entreprise génocidaire concertée au sommet.

L’un des sous-chapitres les plus interpellants de l’ouvrage est peut-être celui consacré à « l’effet Lucifer », un concept forgé par le psychologue américain Philip Zimbardo qui s’est attaché, à travers une série d’expériences de psychologie sociale qui firent date, à montrer « la transformation du caractère d’individus normaux les conduisant à perpétrer des cruautés ». Articulée à celle de « déresponsabilisation du mal » et d’effet Milgram, la notion d’« Effet Lucifer » prend tout son sens à la lueur de gestes et d’actions terrifiants comme ceux perpétrés par ce colon qui ne trouva rien d’autre pour garnir sa plantation que des têtes de Noirs fichées sur des pieux, ou encore par le fameux Lothaire… Un jour, ce dernier « reçoit un nouvel agent. À brûle-pourpoint, il lui dit “prenez ce revolver et tuez ces deux hommes”. Mouvement d’effroi de cet agent. Lothaire lui dit “vous ne valez rien” et prenant lui-même le revolver il tue ces deux hommes avec un sang-froid parfait et comme si c’était la chose la plus naturelle du monde et reprend la conversation interrompue. » Plasman rappelle l’aphorisme d’Edmund Burke : « Plus grand est le pouvoir, plus dangereux est l’abus ».

Léopold, dont on sait qu’il n’a jamais mis un pied sur le sol de son grand jardin africain, ne restera pas de glace face aux traits de tortionnaire que lui renverront les caricatures et les rapports signés Morel ou Casement… Plasman rappelle quelles directives strictes il tenta d’émettre (sous l’influence notamment de son épouse, horrifiée par ce qu’elle apprenait) pour que l’intégrité physique comme la dignité des Congolais soit respectée. Bien sûr, Léopold II agissait de la sorte avant tout dans le souci de préserver ses intérêts et ceux de sa première héritière, la Belgique. Aveuglé par sa démesure et sa soif de pouvoir, il ne pouvait sans doute concevoir à quel point son image en demeurerait entachée pour la postérité, ni qu’en filigrane de son règne, on ne verrait plus que l’anagramme du terme ignominieux désignant les êtres qui payèrent de leur main, voire de leur vie, les effets de sa volonté inflexible…