Noir et blanc

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Pierre ORBAN, Toutes les îles et l’océan, Mercure de France, 2018, 294 p., 21 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-7152-4729-1

orban toutes les iles et l oceanAu début des années 1960, Adèle embarque vers une ville non nommée qui apparaîtra finalement être Stanleyville. Elle est à la recherche de Sainto avec qui elle a vécu une brève mais très forte relation et dont elle est enceinte. Dans la première partie de Toutes les îles et l’océan, Jean-Pierre Orban raconte cette lente remontée sur un bateau, où Adèle est la seule Blanche, et l’arrivée dans une ville à feu et à sang. La deuxième partie a pour cadre Bruxelles, la troisième Londres et une brève quatrième se déroule sur l’océan.

Quatre parties très dissemblables, autant par les lieux que par les époques. Les mêmes personnages reviennent d’un récit à l’autre ; tous poursuivent une quête semblable, dans une histoire où tous sont mêlés. La questions récurrente que chacun vit en ses termes propres est celle de la filiation : que peut-on transmettre quand, à l’origine, il y a une absence, un manque, des choses tues ?

Les personnages sont partagés entre des tendances contradictoires. Leurs frontières sont floues et ils se situent dans un entre-deux, qui prend des formes très variées. Mais ils sont également tendus par la volonté d’aller « jusqu’au bout de… », dont la remontée du fleuve est l’image inaugurale. Et donc, vivant dans « l’équivoque entre une identité et l’autre, un monde et l’autre », ils vont se construire des univers imaginaires, qui peuvent se révéler mortels. Ils sont tiraillés entre la réalité et sa reconstruction illusoire, entre le monde et ses marges. Souvent revient l’image ambiguë de l’ange, « le bon et le mauvais. Le pas encore et le déjà déchu ».

Dans cette recherche de l’origine et du père en particulier, s’impose la figure d’Henry Morton Stanley, à l’histoire familiale tourmentée. Mais qui est en même temps celui qui a exploré l’Afrique et donné son nom à des chutes sur le fleuve Congo.

Les interrogations personnelles de chacun se posent dans un cadre historique où elles prennent des accents sociaux et moraux. Par exemple, la question des rapports entre Noirs et Blancs, qui se pose même pour les Blancs devenus de farouches défenseurs de l’indépendance de la colonie, comme l’est Sainto. Jusqu’où cependant la fraternité est-elle possible ? Peut-on « servir un idéal au-delà des frontières » ?

Si les quatre récits sont fort différents, ils entrent cependant en résonance, dans un fin jeu de miroir où ils se répondent. Ainsi, le dernier raconte une navigation qui apparaît, à différents points de vue, comme l’inverse de celle du premier. Le roman révèle une structure très complexe, faite de ressemblances et d’oppositions entre situations et entre personnages.

Les quatre parties sont fortement unies par un répertoire de thèmes particulièrement riche. Le premier récit fournit un certain nombre d’éléments thématiques qui seront déclinés autrement par la suite, littéralement ou métaphoriquement. Le principal en est la navigation et ses images corollaires, l’eau, le fleuve, les chutes, l’île, dont les frontières s’effacent progressivement. Ainsi, la dérive du bateau préfigure ce qui sera par la suite la dérive d’une vie – même les continents dérivent. Les chutes des personnages sont préfigurées par celles, fluviales, de Stanley.

Les mots et la musique sont un autre réseau thématique central. Le portrait d’Adèle montre une musicienne qui n’est jamais sortie d’un périmètre assez restreint de Paris ; par ailleurs, elle n’aime pas les mots, ne les comprend pas toujours exactement. Dans son voyage, elle emporte, non pas son violon, mais un cahier de musique dans lequel elle n’écrira finalement aucune note mais qui deviendra son journal. Et dans les récits suivants, régulièrement ce rapport entre musique et langue sera vécu de façon différente par les protagonistes, pour que l’un d’eux, finalement, se mette à chanter, alliant donc mélodie et paroles.

Le roman est parcouru par de nombreuses références littéraires qui servent les thèmes abordés. Un jeu subtil de résonance s’instaure avec l’histoire racontée. L’une de ces références est Au cœur des ténèbres de Conrad ; mais au bout du voyage découvrira-t-on les ténèbres ou la lumière ? L’ange blanc ou l’ange noir ? Le roman offre encore une belle mise en abyme par le biais du théâtre.

Jean-Pierre Orban attire aussi l’attention du lecteur, par de petites incises parfaitement intégrées à l’histoire, sur des clés de lecture et d’interprétation. Par exemple, par le biais d’un « traducteur » qui suggère incidemment de préciser un terme, de ne pas dire « chute », mais « déliquescence » ; ce qui revient à faire comprendre que les mentions de chutes fluviales sont des métaphores de la déliquescence et du déclin des personnages. Il en est d’autres.

Un roman avec des personnages bien construits, dont on suit la quête et la dérive. Mais aussi un roman à la belle complexité – qui ne nuit aucunement à la lecture –, offrant au lecteur curieux d’intéressants chemins de traverses.

Joseph Duhamel