Devant soi, vingt ans de bon

Un coup de cœur du Carnet

Ariane LE FORT, Partir avant la fin, Seuil, 2018, 173 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2021385540

le fort partir avant la finLe précédent roman d’Ariane Le Fort datait de 2013, et la lauréate du Prix Rossel 2003, qui publie avec une certaine parcimonie, nous propose chaque fois un travail précis, d’une écriture retenue et rigoureuse, avec un sens du concret le plus réaliste empreint de tact, de tendresse et d’ironie, et un désenchantement qui ne se prive cependant pas du goût de vivre. Partir avant la fin qui vient tout juste de paraître au Seuil s’entend dès l’abord à double entrée, laissant penser à une décision de quitter cette vie avant sa décrépitude ou de rompre une liaison avant la déception. Et le roman croise en effet et fait se rejoindre les deux thématiques d’une mère perdant peu à peu la mémoire mais obstinée à vouloir marcher dans la mer sans s’arrêter pour s’y noyer, et d’une femme entre deux amours qui a le chic, dit-elle, de remplacer une illusion par une autre.

Avec sa sœur Violette, Léonor, la narratrice, cinquante-sept ans, accompagne à la mer leur maman âgée et se pose la question, face à l’égarement de plus en plus manifeste de celle-ci et sa demande claire néanmoins de se noyer, de savoir s’il faut rendre à leur mère ce service. Car les années la gagnent elle aussi, Léonor, et la conscience qu’elle prend le même chemin que sa mère ne manque pas de la tarauder. Allez, il nous reste vingt ans de bon, dit-elle à sa sœur ; de toute cette insignifiance, il allait falloir tirer le meilleur parti pour ne pas mourir triste. Or, dans le même temps, Léonor connaît une nouvelle histoire d’amour après des années de disette. C’est Nils avec sa tendresse tranquille et sans impatience, avec le désordre phénoménal de son intérieur, son foutoir domestique. Un début d’histoire avec ses tâtonnements, comme cette difficulté par exemple de se montrer nue devant lui : on n’a pas vieilli ensemble. Or, aussi, voilà quarante ans qu’elle entretient un amour d’adolescence, le mythe d’un paradis perdu : Dan,  l’Américain, qu’elle n’a finalement vu que six ou sept fois après un premier été raté, tous les trois ans durant vingt ans, cette passion chaque fois vaillamment ranimée, puis quasi plus durant vingt nouvelles années. Et voilà que Léonor dit vouloir nettoyer tout ça une bonne fois pour toutes, désencombrer son existence d’un fantasme de gamine. Mais lorsqu’elle se prend à nettoyer les vieilles toiles d’araignée chez Nils également, ces poussières rappelant trop l’inéluctable décrépitude, celui-ci s’encolère et c’est sur ce saccage d’une relation naissante, et tandis que sa mère est mourante, que Léonor se rend à Budapest pour y retrouver Dan. Des retrouvailles sinistres et ratées, un fiasco englué dans l’ennui. Maman ne connaissait pas sa chance, dira-t-elle ; la mémoire qui fout le camp, c’est peut-être l’unique moyen de se détacher pour de bon.

Faut-il chercher à finir en beauté, ou comment, puisque tout a une fin ? Ainsi semble s’interroger Ariane Le Fort dans ce roman décapant, mêlant à la fois tendresse désabusée et une lucidité emplie de rêves de jeune fille en attente d’être surprise. Nous avons beaucoup aimé.

Éric Brucher